" L'homme tomba à genoux dans le char de feu qui l'emportait...
...Et il dit :
BENIE sois-tu, âpre Matière,...
glèbe stérile, dur rocher...
Toi qui ne cèdes qu'à la violence et nous forces à travailler sui nous voulons
manger...
BENIE sois-tu, dangereuse Matière...
mer violente, indomptable passion...
Toi qui nous dévores si nous t'enchainons...
BENIE sois-tu, puissante Matière...
évolution irrésistible, Réalité toujours naissante...
Toi qui faisant éclater à tout moment nos cadres, nous obliges à poursuivre toujours
plus loin la Vérité...
BENIE sois-tu Universelle Matière...
durée sans limites, éther sans rivages, triple abîme des étoiles, des atomes et des
générations...
Toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures, nous révèles les dimmensions de
Dieu...
BENIE sois-tu impénétrable Matière...
Toi qui tendue partout entre nos âmes et le Monde des Essences, nous fait languir du
désir de percer le voile sans couture des phénomènes...
BENIE sois-tu mortelle Matière...
Toi qui te dissociant un jour en nous, nous intrduiras par force au coeur même de ce qui
Est...
Sans Toi Matière, sans tes attaques, sans tes arrachements, nous vivrions inertes,
stagnants, puérils, ignorants de nous-même et de Dieu...
Toi qui meurtris et Toi qui panses,
Toi qui résistes et Toi qui plies,
Toi qui boulverses et Toi qui construis,
Toi qui enchaines et Toi qui libères,
Sève de nos âmes, Main de Dieu, Chair du Christ...
Matière je te bénis...
Je te bénis Matière, et je te salue !...
non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la science ou
les prédicateurs de la vertu...un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou de bas
appétits...
mais telle que tu m'apparais aujourd'hui, dans ta Totalité et ta Vérité...
Je te salue, inépuisable capacité d'être et de Transformation où germe et grandit la Substance élue ,!
Je te salue universelle puissance de rapprochement et d'union, par où se relie la foule des monades, et en qui elle sconvergent toutes sur la route de l'Esprit !
Je te salue , somme harmonieuse des âmes, cristal limpide dont est tirée la Jérusalem nouvelle !
Je te salue Milieu divin, chargé de Puissance créatrice, Océan agité par l'Esprit, argile pétrie et animée par le Verbe incarné !
Croyant obéir à ton irréssistible appel, les hommes se précipitent souvent par amour pour toi dans l'abîme extérieur des jouissances égoïstes...un reflet les trompe...ou un écho...
Je le vois maintenant...
Pour t'atteindre Matière, il faut que,
partis d'un universel contact avec tout ce qui se meut ici-bas, nous sentions peu à peu
s'évanouir en nos mains les formes particulières de tout ce que nous tenons...
jusqu'à ce que nous demeurions aux prises avec la seule essence de toutes les
consistances et de toutes les unions...
Il faut, si nous voulons t'avoir, que nous te sublimions dans la douleur après t'avoir voluptueusement saisie dans nos bras...
Tu règnes , Matière, dans les hauteurs
sereines où s'imaginent t'éviter les Saints...
Chair si transparente et si mobile que nous ne te distinguons plus d'un esprit...
Enlève-moi là-haut, Matière, par
l'effort, la séparation et la mort...
Enlève-moi là où il sera possible, enfin, d'embrasser chastement l'Univers ! !..."
En bas sur le désert redevenu tranquile,
quelqu'un pleurait:
" Mon Père, mon Père ! Quel vent fou t'a emporté ?!..."
Et par terre gisait un manteau .
(Jersey, 8 août 1919 )