Dès qu'ils eurent passé, Elie
dit à Elisée: " Demande que puis-je faire pour toi avant d'etre enlevé d'auprès
de toi ? Et Elisée répondit: " Que me revienne une double part de ton
esprit". Elie reprit: " Tu me demandes une chose difficile: si tu me vois
pendant que je serai enlevé d'auprès de toi cela t'arrivera...sinon cela ne t'arrivera
pas"
Or , comme ils marchaient en conversant, voici qu'un char de feu et des chevaux de feu se
mirent entre eux deux et Elie monta au ciel dans le tourbillon. Elisée voyait et il
criait : " Mon père ! Mon Père ! Char d'Israël et son attelage ! " Puis il ne
vit plus et saisissant ses
vêtements, il les déchira en deux. Il ramassa le manteau d''Elie qui avait glissé et
revint se tenir sur la rive du Jourdain" (2Ro2, 9-13)...
L'homme , suivi de son compagnon, marchait dans le désert qand la Chose fondit sur lui...
De loin, elle lui était apparue, toute petite, glissant sur
le sable, pas plus grande que la paume d'un enfant...
une ombre blonde et fuyante, semblable à un vol hésitant de cailles au petit jour...sur
la mer bleue...
...ou à un nuage de moustiques dansant le soir dans le soleil...
...ou à un tourbillon de poussière courant à midi sur la plaine...
La Chose semblait ne pas se soucier des deux voyageurs...
Elle rôdait capricieusement dans la solitude...
Mais soudain, affermissant sa course, elle vint droit sur eux comme une flèche !
...Et alors, l'Homme vit que la petite vapeur blonde
n'était que le centre d'une Réalité infiniment plus grande, qui s'avançait...
incirconscrite, sans formes et sans limites...
Aussi loin qu'il pût voir la Chose , à mesure qu'elle approchait, se développait avec
une rapidité prodigieuse, envahissant tout l'Espace...
Tandis que ses pieds frôlaient l'herbe épineuse du torrent, son front montait dans le
ciel comme une brume dorée, derrière laquelle rougeoyait le soleil.
Et tout autour, l'éther devenu vivant, vibrait palpablement sous la substance grossière
des rochers et des plantes...ainsi que tremble en été le paysage derrière un sol
surchauffé...
Ce qui venait était le" Coeur mouvant d'une immense Subtilité."..
L'homme tomba la face contre la terre, mis les mains sur son
visage et attendit...
Un grand silence se fit autour de lui...
Et puis, brusquement , un Souffle ardent passa sur son front, força la barrière de ses paupières closes...et pénétra jusqu'à son âme..
L' homme eut l'impression qu'il cessait d'être uniquement
lui-même...
Une irrésistible ivresse s'empara de lui comme si toute la sève de toute la vie,
affluant d'un seul coup dans son coeur trop étroit, recréait puissament les fibres de
son être...
Et en même temps, l'angoisse d'un danger surhumain l'opprima...le sentiment que la force
abattue sur lui était ambigue et trouble...essence combinée de tout le Mal avec tout le
Bien...
L'Ouragan était en lui...
Or, tout au fond de l'être qu'elle avait envahi, la tempête de vie, infiniment douce et brutale, murmurait au seul point de l'âme qu'elle n'ébranlait pas tout entier...
" Tu m'as appelé...Me voici !...
Chassé par l'Esprit hors des chemins suivis par la caravanne humaine, tu as osé
affronter la solitude vierge...
Lassé des abstractions, des atténuations, du verbalisme de la vie sociale...tu as voulu
te mesurer avec la Réalité entière et sauvage...
Tu avais besoin de Moi pour grandir...et Moi je t'attendais pour que tu me sanctifies...
Depuis toujours tu Me désirais sans le savoir...et Moi je t'attirais...
Maintenant je suis sur toi pour la Vie ou pour la mort...
Impossible pour toi de reculer...!
De retourner aux satisfactions communes et à l'adoration tranquille...
Celui qui m'a vue une fois ne peut plus m'oublier...il se damne avec moi ou me sauve avec
lui...
Viens-tu ?
- " O divine et puissante, quel est ton nom ?...Parle !"
- " Je suis le feu qui brûle et l'eau qui renverse !
l'Amour qui initie et la Vérité qui passe...
Tout ce qui s'impose et ce qui renouvelle, tout ce qui déchaîne et tout ce qui
unit: Force, Expérience, Progrès...
La Matière c'est moi !
Parce que dans ma violence, il m'arrive de tuer mes
amants...
parce que celui qui me touche ne sait jamais quelle puissance il va déchaîner...
les sages me redoutent et me maudissent.
Ils me méprisent en paroles, comme une mendiante, une sorcière ou une prostituée...
Mais leurs paroles sont en contradiction avec la vie, et les pharisiens qui me condamnent
dépérissent dans l'esprit où ils se confinent...
Ils meurent d'inanition et leurs disciples les désertent, parce que je suis l'essence de
tout ce qui se touche, et que les hommes ne peuvent se passer de moi...
Toi qui as compris que le Monde...le Monde aimé de Dieu,a
plus encore que les individus une âme à racheter...
ouvre largement ton être à mon inspiration...reçois l'Esprit de
la Terre à sauver !
Le mot suprême de l'enigme...la parole éblouissante
inscrite sur mon front et qui désormais te brûlera les yeux, même si tu les fermais,
les voici:
"Rien n'est moins précieux que ce qui est toi dans les autres, et les autres en toi
!
En haut tout n'est qu'un !
En haut tout n'est qu'un !"
"Allons ne sens-tu pas mon souffle qui te déracine et
t'emporte ?...
Debout homme de Dieu et hâte-toi !
Suivant la façon dont on s'y livre, le tourbillon entraine dans les profondeurs sombres
ou soulève jusqu'à l'azur des cieux...Ton salut et le mien dépendent de ce premier
instant ! "
-" O Matière, tu vois...
mon coeur est tremblant ...Puisque c'est toi...dis...Que veux-tu que je fasse ?"
-"Arme ton bras, Israël, et lutte hardiment contre moi !"
Le Souffle s'insinuant comme un philtre s'était fait
provocateur et hostile...
Il portait maintenant dans ses plis une âcre senteur de bataille...
Odeur fauve des forêts...fiévreuse atmosphère des cités...sinistre et grisant parfum
qui monte des peuples en guerre...
Tout celà se déroulait dans ses nappes...fumée ramassée aux quatre coins de la
terre...
L'homme encore prosterné eut un sursaut...comme s'il eût
senti l'éperon...
D'un bond il se redressa face à la tempête...
Toute l'âme de sa race venait de tressaillir...souvenir
obscur du premier éveil parmi les bêtes plus fortes et mieux armées...
...écho douloureux des longs efforts pour apprivoiser le blé et s'emparer du feu...
peur et rancune devant la force malfaisante...
cupidité de savoir et de tenir...
Tout à l'heure, dans la douceur du premier contact, il eût
souhaité instinctivement se perdre dans la chaude haleine qui l'enveloppait...
Voici que l'onde de béatitude presque dissolvante s'était muée en âpre volonté de
plus être...l'homme avait flairé l'ennemie et la proie héréditaire...
Il enracina ses pieds dans le sol...et commença à lutter...
Il lutta d'abord pour ne pas être emporté...et puis il
lutta pour la joie de lutter...pour sentir qu'il était fort...
Et plus il luttait...plus il sentait un surcroît de force sortir de lui pour équilibrer
la tempête...
...et de celle-ci en retour un effluve nouveau émanait, qui passait tout brûlant dans
ses veines...
Comme la mer, certaines nuits, s'illumine autour du
nageur...et chatoie d'autant mieux en ses replis que les membres robustes la brassent avec
plus de vigueur, ainsi la puissance obscure qui combattait l'homme s'irradiait de mille
feux autour de son effort...
Par un éveil mutuel de leurs puissances opposées, lui, il exaltait sa force pour la
maitriser...et elle, révélait ses trésors pour les lui livrer...
- " Trempe-toi dans la Matière fils de la terre,
Baigne-toi dans ses nappes ardentes, car elle est la source et la jeunesse de ta vie !
Ah ! tu croyais pouvoir te passer d'elle, parce que la pensée s'est allumée en toi !
Tu espérais être d'autant plus proche de l'Esprit que tu rejetterais plus soigneusement
ce qui se touche !
Plus divin si tu vivais dans l'idée pure !
plus angélique, au moins, si tu fuiyais les corps !
Eh bien ! Tu as failli périr de faim !
Il te faut de l'huile pour tes membres, du sang pour tes
veines, de l'eau pour ton âme...du Réel pour ton intelligence !
Il te les faut !...par la loi même de ta nature !...comprends-tu bien ??...
Jamais, jamais, si tu veux vivre et croitre, tu ne pourras dire à la Matière: " Je t'ai assez vue, j'ai fait le tour de tes mystères...j'en ai prélevé de quoi nourrir pour toujours ma pensée..."
Quand même, entends-tu, comme le Sage des Sages, tu
porterais dans ta mémoire l'image de tout ce qui peuple la terre ou nage sous les
eaux...cette Science ne serait comme rien pour ton âme, parce que toute
connaissance abstraite est de l'être fané...
parce que pour comprendre le Monde savoir ne suffit pas: Il faut VOIR, TOUCHER, VIVRE dans
la Présence...
boire l'existence toute chaude au sein même de la Réalité...!
Ne dis donc jamais, comme certains: " La matière est
usée, la matière est morte !"
Jusqu'au dernier moment des Siècles, la matière sera jeune et exubérante, étincelante
et nouvelle pour qui voudra...
Ne répète pas non plus: " La matière est condamnée, la matière est mauvaise
!"
Quelqu'un est venu qui a dit: " Vous boirez le poison et il ne vous nuira pas
!"
et encore:
"La vie sortira de la mort !"
...et enfin...proférant la parole définitive de ma libération
"Ceci est mon Corps !"
Non, la pureté n'est pas dans la séparation...mais dans
une pénétration plus profonde de l'Univers...
Elle est dans l'Amour de l'unique essence...incirconscrite...qui
pénètre et travaille toute chose par le dedans...Plus loin que la zone mortelle où
s'agitent les personnes et les nombres...
Elle est dans un chaste contact avec ce qui est " le même en tous" !
Oh ! Qu'il est beau l'esprit s'élevant tout paré des richesses de la terre !
Baigne-toi dans la Matière fils d'homme !
Plonge toi en elle, là où elle est la plus violente et la plus profonde !
Lutte dans son courant et bois à son flot !
C'est elle qui a bercé jadis ton inconscience...
c'est elle qui te portera jusqu'à Dieu ! "
L'homme , au milieu de l'ouragan, tourna la tête cherchant
à voir son compagnon...
Et à ce moment, il s'aperçut que, derrière lui, par une étrange métamorphose,
fuyait...et grandissait la terre...
La Terre fuyait, car ici, juste au-dessous de lui, les vains détails du sol diminuaient
et fondaient...
or pourtant, elle grandissait...car là-bas, au loin, le cercle de l'horizon montait...
montait sans cesse...
L'homme se vit centre d'une coupe immense, dont les lèvres se refermaient sur lui...
Alors la fièvre de la lutte faisant place en son coeur, à une irrésistible passion de subir...il découvrit dans un éclair, partout présent autour de lui, L'UNIQUE nécessaire ...
Il comprit pour toujours que l'homme comme l'atome ne vaut
que la partie de lui-même qui passe dans l'Univers...
Il vit, avec une évidence absolue, la vide fragilité des plus belles
théories...comparées à la plénitude définitive du moindre fait...pris dans sa
Réalité concrète et totale...
Il contempla, dans une clarté impitoyable, la risible prétention des humains à régler
le Monde...à lui imposer leurs dogmes,leurs mesures et leurs conventions...
Il savoura, jusqu'à la nausée la banalité de leurs joies et de leurs peines...le
mesquin égoïsme de leurs préocupations...la fadeur de leurs passions...l'atténuation
de leur puissance de sentir...
Il eut pitié enfin de ceux qui s'effarent devant un siècle...ou qui ne savent pas aimer
plus loin qu'un pays...
Tant de choses qui l'avaient troublé ou révolté autrefois
, les discours et les jugements des docteurs...leurs affirmations et leurs
défenses...leur interdiction à l'Univers de bouger...
...Tout celà lui parut ridicule, inexistant ...comparé à la Réalité
Majestueuse, ruisselante d'énergie qui se révélait à lui...universelle dans Sa
Présence...immuable dans Sa Vérité...implacable dans son développement...inaltérable
dans sa sérénité... maternelle et sûre dans sa protection...
Il avait donc trouvé...ENFIN !...un point d'appui et un secours en dehors de la Société !
Un lourd manteau tomba sur ses épaules et glissa derrière
lui...
le poids de ce qu'il y a de faux, d'étroit, de tyrannique, d'artificiel, d'humain dans
l'humanité ...
Une vague de triomphe libéra son âme...
Et il sentit que rien au monde désormais, ne pourrait détacher son coeur de la Réalité supérieure qui se montrait à lui...RIEN !...ni les hommes dans ce qu'ils ont d'intrusif et d'individuel ( il les méprisait ainsi)...ni le ciel et la terre dans leur hauteur, leur largeur, leur profondeur, leur puissance ( puisque c'est à elles précisément qu'il se voulait pour jamais )...
Une rénovation profonde venait de s'opérer en lui, telle qu'il ne lui était plus possible maintenant d'être homme que sur un autre plan...
Quand bien même , maintenant, il redescendrait sur la terre commune, fût-ce auprès du compagnon fidèle demeuré prosterné là-bas sur le sable désert...il serait désormais un étranger...
Oui, il en avait conscience...même pour ses frères en
Dieu, meilleurs que lui, il parlerait désormais une langue incompréhensible...lui à qui
le Seigneur avait décidé de faire prendre la route du Feu...
Même pour ceux qu'il aimait le plus ,son affection serait une charge, car il leur
sentiraient chercher invinciblement quelque chose derrière eux...
Parce que la Matière rejettant son voile d'agitation et de
multitude lui avait découvert sa glorieuse unité...entre les autres et lui il y avait
désormais un chaos...
parce qu'elle avait détaché son coeur de tout ce qui est local, individuel,
fragmentaire... elle seule...dans sa totalité, serait désormais pour lui son père, sa
mère,sa famille, sa race, son unique et brûlante passion...
Et personne au monde ne pourrait rien contre celà...
Détournant résolument les yeux de ce qui fuyait...il s'abandonna, dans une foi débordante, au souffle qui entrainait l'Univers...
Or voici qu'aun sein du tourbillon une Lumière grandissait,
qui avait la douceur et la mobilité d'un regard...
Une chaleur se répandait qui n'était plus le dur rayonnement d'un foyer...mais la riche
émanation d'une chair...
l'immensité aveugle et sauvage se faisait expressive...personnelle...
ses nappes amorphes se ployaient suivant les traits d'un ineffable Visage...
Un être se dessinait partout, attirant comme une âme...
palpable comme un corps...vaste comme le ciel...
Un être mêlé aux choses bien que distinct d'elles...
supérieur à leur substance dont il se drapait...et pourtant prenant figure d'elles...
L'orient naissait au coeur du monde...
Dieu rayonnait au sommet de la Matière dont les flots lui apportaient l'esprit...
L'homme tomba à genoux dans le char de feu qui
l'emportait...
Et il dit ceci:.....