L'Inde se refusera-t-elle donc toujours à regarder comme définitive l'Epiphanie de Dieu ?
 Le mystère de Sa manifestation dans la Création et dans l'Incarnation qui l'achève, 
le mystère déjà de son Epiphanie en Soi-même,au sein des Trois.

Ce n'est certes pas qu'elle y soit insensible. 
Où jamais comme dans l'Inde - la Révélation transcendante du christianisme comme toujours mise à part - a-t-on éprouvé le Mystère de la Présence divine ? 
frémissante sous chaque forme du créé...

 Où jamais autant y-a-t-on communié ?

 Où jamais comme dans l'Inde l'amour et la dévotion se sont-ils donné libre cours dans l'adoration de myriades de manifestations du Mystère Suprême de l'Être divin ?(...)
 
La foule, toujours, va et ira à Dieu sous quelqu'une de Ses formes, tel qu'il apparaît à ses sens,
à son intelligence,
à son coeur;
au Dieu qui se manifeste dans les multitudes d'êtres célestes qui peuplent les cieux supérieurs et auxquels sont dédiés les temples de la terre ...
au Dieu qui par amour pour nous daigne se laisser pétrir pour ainsi dire dans l'or et le granit, 
la terre glaise elle-même des statues,
et s'y laisse comme fixer par le « sacrement » consécratoire 

au Dieu qui transparaît plus encore peut-être dans les Saints qu'il s'est choisis, 
en ceux auxquels sa grâce a inspiré de se retirer du monde et de vivre désormais fixés en sa Présence, 
inattentifs à tout le reste, 
et que la foule poursuit en leur solitude pour se prosterner devant eux... 
et obtenir la faveur de leur regard bénissant,
 avec la même dévotion qu'elle met à adorer les mûrti ( statues) des temples.
 
Pour l'Indien. plus que pour quiconque au monde peut-être,
 cieux comme terre chantent la gloire de Dieu, 
cieux comme terre sont pleins de magnificence, 
cieux comme terre sont frémissants de sa puissance souveraine, de sa shakti ( de son Énergie divine créatrice), 
que l'homme par tous les moyens: mantra, ascèse, « sacrifices » védiques ou « sacrements »  cherche à capter en vue d'atteindre lui-même le Suprême.

L'Européen hausse les épaules lorsqu'il voit le brahmane chaque matin se rendre au fleuve, et,...
 plongé à mi-corps dans l'eau,  elle-même empreinte de symbolisme, attendre...
attendre dans la récitation, de la gayatri(
prière qui s'énonce ainsi :nous méditons sur la glorieuse splendeur du Vivificateur divin, puisse-t-il lui même illuminer nos esprits) 
et la concentration de l'esprit ...
attendre le moment auspicieux du lever du soleil...
 et, quand enfin l'astre paraît en son Orient le saluer les mains jointes en s'inclinant ...

Ses Védas en ont appris au brahmane plus que ses sciences mortes à l'incrédule d'Occident car c'est jusqu'au dedans du Mystère de la Lumière véritable qu'ils l'ont introduit.
 
L'Inde vit plongée dans le sacré, 
immergée en cette
Epiphanie de Dieu qu'est pour elle le monde entier.

Et pourtant...

 Et pourtant si riche et si répandue que soit dans l'Inde cette religion d'Epiphanie, chacun sait, du moins parmi ceux qui pensent que ce n'est encore qu'un stade, une préparation plus ou moins prochaine à la Révélation suprême.
 
C'est au travers des formes que projette l'esprit de l'homme que Dieu se manifeste à l'homme, que Dieu est connu de l'homme. 
Et tant que l'esprit de l'homme sera immergé aux formes de mayâ, comment le Mystère suprême pourrait-il être saisi de l'homme en sa vérité totale et en sa nudité essentielle ?

Ce n'est que très lentement que monte vers Dieu l'humanité dans son ensemble... 
comme dans les individus qui la composent...
 
Les Pères de l'Église méditaient déjà le Mystère des préparations divines, grâce auxquelles peu à peu l'homme devenait capable de recevoir utilement le message du Fils de Dieu.
 
Et le grand Irénée chantait la condescendance du Seigneur qui en toute patience acheminait le peuple élu lui-même vers l'Évangile,
 entrouvrant successivement les voiles des préceptes rituels,
 des lois morales de transition, 
des vérités progressivement dégagées de leur gangue.

 Qui oserait même soutenir qu'en ce vingtième siècle où  nous vivons, l'humanité est en suffisante possession de ses moyens mentaux et  moraux pour une totale et véritable intégration en la vie humaine de la Révélation du Christ ?
 
Et la seule réponse valable à cette contre-apologétique si forte qu'est le spectacle de l'impuissance de l'Église à intégrer non seulement les mondes d'Orient, mais le monde occidental moderne lui-même n'est-il pas dans ce fait que l'homme civilisé sort à peine du berceau, tout juste quelques millénaires ?
 
L'Inde a toujours été admirablement attentive à cette constatation que ce n'est que par une lente ascension... 
 par l'atteinte progressive de degrés successifs  en matière de vérités comme de conduite morale 
 que l'homme s'achemine vers la pleine possession de soi et la « réalisation » de Dieu.
 
Ce fut même le thème central de l'enseignement de Sri Aurobindo, l'un de ses maîtres récents les plus écoutés: l'avènement à espérer et a préparer d'une humanité que la pénétration aux abîmes les plus profonds - supra-mentaux comme il les appelle - de son être et la transformation des plans mentaux, vitaux et physiques qu' opérera le défoulement de ces forces cachées, aura rendue enfin spirituelle
 et aussi supérieure à l'humanité actuelle, que l'est celle-ci à la phase animale qui la précéda dans l'évolution de la vie.

Chaque hindou sait que, de naissance en naissance, ses capacités de Dieu et de la vérité augmentent, pour autant qu'il est fidèle au dharma (au rituel) de l'heure et de la vie présente... 
Qu'un jour viendra certainement où les voiles se déchireront et où lui-même éprouvera et réalisera au fond de soi ce que ses Rishis, les Voyants éprouvés des premiers âges, lui ont découvert en leurs Écritures inspirées ,
que les formes qui actuellement lui manifestent Dieu disparaîtront alors et que le Sans-Forme lui apparaîtra dans la majesté de son kevala...
 à lui qui,
 dans la manifestation même de cette gloire, ne pourra plus lui-même que s'évanouir à son tour, passé et transformé en cet unique kevala, 
ekam eva advitîyam, 
le Seul, l'Unique, l'Un-sans-second.

Il s'enchante des formes qui pour le moment l'introduisent au mystère de l'au-delà, 
autant du moins qu'il lui est possible en sa condition présente...
et dont le culte lui permettra à sa mort d'être accueilli au svarga (le ciel d'Indra) par Indra lui-même et  les autres deva (dieux) qu'il aura vénérés ici-bas, 
de s'y recueillir... 
jouir « quelque temps » d'une merveilleuse félicité ...
 en attente de la prochaine étape de son pèlerinage vers l'Infini. 

Mais même à présent, 
au-dessous de cet enchantement des noms et des formes où il trouve et goûte Dieu, il lui demeure la nostalgie de la purana  gati, dont parle la Mundaka Upanishad,
 de la carrière définitive, celle qui mène à moksha, à la délivrance ultime, à la contemplation du Seigneur en esprit et en vérité,
 plutôt à l'union indéfinissable en esprit et en vérité avec le Seigneur Suprême.

Le kevala, ( la nudité de l'acte d'être) l'avyakta (le non manifesté), seul est capable de satisfaire le coeur du véritable hindou,
quand bien même actuellement il ne se sent pas le courage d'en tracer pour lui-même l'austère chemin, 
de qui il enviera toujours celui qui a eu la grâce de renoncer
 alors que lui-même sait qu'il ne le peut pas encore.

Qui déposa au coeur de l'Inde cette nostalgie du kevala, ? pour la nudité  de l'Absolu de l'Être ? 
cette fascination par l'avyakta  pour le non manifesté ?
 
Ses Rishis certes le lui enseignent, qui eux-mêmes l'expérimentèrent au fond de leur âme. 
Cependant...
 comment eux-mêmes l'auraient-ils expérimenté ? et comment leur enseignement eût-il eu autant de prise sur ceux qui les écoutent si quelque chose en eux ne les avait prédestinés ?, eux et ceux qui les suivirent,
 à cette fascination par le mystère ultime et primordial ?
 
Secrets des préparations de la Sagesse divine qui s'exerce dès la séparation des peuples et leur éveil à la pensée réfléchie en vue des siècles chrétiens à venir.

Cette fascination par l'avyakta, par le mystère du <<non manifesté », par la Ténèbre, n'expliquerait-elle pas pourquoi l'homme indien demeure si indifférent en face du mystère chrétien ?

L'hindou n'a qu'admiration pour le Seigneur Jésus dès lors qu'il lui a été donné d'entendre parler de sa vie et de connaître son enseignement. 
Mais comment pourrait-il accepter la revendication de cette société qui se nomme l'Église ?, laquelle se pose devant l'humanité de tous les temps comme l'héritière unique du Christ, comme la dépositaire et la dispensatrice exclusive de la vérité et de la grâce que Dieu est venu apporter au monde en la personne de Jésus,
prétendant enfermer cette vérité dans les formules qu'elle définit 
et cette grâce dans les conditions rituelles et administratives qu'elle édicte ?
 
Sa prétention même à enclore la vérité dans un système défini de pensée n'est-elle pas précisément pour l'hindou la preuve qu'elle n'a pas saisi réellement et dans sa vérité essentielle la vérité totale de l'enseignement du Maître ?

Quelle soit source de Lumière et deVvie à une certaine étape de l'évolution de l'humanité, dans des circonstances données de temps et de lieu, nul hindou n'y contredira. 
Mais pourquoi affirmer un tel exclusivisme ?un tel monopole de la vérité ? 
et condamner sans appel tout ce qui ne vient pas d'elle,
 tout ce qui ne passe pas par elle, l'Eglise chrétienne, tout particulièrement l'Eglise romaine ?

Pourquoi vouloir être le seul chemin vers les sommets ?
 N'est-ce pas de sa part pur aveuglement ?
 
N'est-ce pas elle-même qui des deux côtés de sa route plante des haies et des buissons qui l'empêchent de voir les sentiers parallèles,
lesquels, plus raides peut-être,
 moins directs peut-être,
 se dirigent cependant eux aussi vers le Mystère d'en haut, 
vers le sommet du Sinaï, fumant et couvert de nuées ;
 chemins tous frayés par de grandes âmes, fréquentés et renouvelés par des âmes non moins sincères ? 

Que n'accepte-t-elle pas elle aussi, l'Eglise romaine, d'être simplement l'une de ces nombreuses voies que les hommes inventèrent pour monter jusqu' à Dieu ou qu'ils construisirent dans le sillage glorieux de ceux qui, au cours des temps, furent envoyés de Dieu pour enseigner et éclairer les hommes ?

L'hindou peut paraître sectaire à l'occidental quand il traite de sa religion en comparaison avec les autres et très particulièrement en regard du christianisme, auquel il reproche avec véhémence précisément son propre sectarisme ! 

C'est que pour le véritable hindou, l'hindouisme ne saurait se concevoir sans cette ouverture par le sommet,... cet essentiel débouché vers le mystère transcendant du kevala,( de la nudité de l'acte d'être) de l'avyakta, ( du non manifesté) de l'advaita ( de la non dualité), en lequel il se dépasse tout en s'achevant....

 Et n'est-ce pas là la grandeur unique de l'hindouisme, combien plus caractéristique vraiment de son esprit profond et réel que les superstitions et les décadences où il s'enlise parfois?
 ce sens de son proche achèvement atteint dans le seul dépassement de soi ?

 Et ne témoigne-t-il pas de la vérité profonde incluse en l'intuition primordiale des Voyants auxquels il s'origine et en le tréfonds religieux du peuple au sein duquel il a grandi ?

 Le reproche que justement l'hindou fait au chrétien, c'est de se refuser à ce dépassement suprême, 
pourtant lui, l'hindou, il croit le retrouver dans les paroles et les attitudes du Maître même dont se réclame le chrétien !...
 
Il n'objecte pas à la coexistence du christianisme et de l'hindouisme ,rites et doctrines de
chacun d'eux correspondant à des développements définis de l'esprit et du coeur humain, 
chacun d'eux irremplaçable peut-être en sa sphère propre...
 Mais il condamne durement ce clôturement du christianisme en un système fermé de défi dogmatiques, de rites sacramentels et d'organismes sociologiques..

 Et il lui reproche avec amertume ce qu'il nomme son étroitesse quand il cherche à faire passer les hommes d'une foi à une autre ....
alors que, au contraire, n'est-ce pas à l'approfondissement de la foi même et de la religion reçue des ancêtres qu'il faudrait tendre ?
 cette foi étant normalement plus propre que n'importe quelle autre à l'intégration spirituelle de l'individu humain tout entier, corps et âme ?
 le but même de toute véritable religion ?

Tout cela,
 les noms et les formes,
 les rites et les mythes n'est-ce pas de l'ordre de maya , du monde de la manifestation, de l'apparence ?
de l'ordre de lila!  du libre Jeu du Seigneur dans et par sa création dont s'enchante l'homme tant qu'il y est plongé ?

 dont Dieu lui même s'enchante - dans le temps - sous la forme des hommes en lesquels Il s'y plonge ?
 
Tant que l'on dort, rien ne s'oppose à ce que l'on jouisse du rêve. 
Le mal est seulement de prétendre que le rêve est de l'Absolu ...et qu'il n'est pas de Réveil...!

L'Inde jouit de son rêve de Dieu...
 mais au sein même de son rêve, c'est le Réveil qui l'attire de son aimantation puissante...

 Or, au réveil, tout disparaît,
 il n'est plus de formes, ni de du monde, ni de forme de soi, ni de forme de Dieu. 
L'espace et le temps eux-mêmes se sont évanouis....
 
Il n'est plus que le kevala, de  nudité ontologique de l'Absolu...de nudité de l'Être
 hors du temps,
 hors du lieu, 
hors de la pensée;
 l'avyakta, ce qui essentiellement Est... est non manifesté.

C'est là seulement l'aboutissement du neti, neti - 
du pas ceci, pas cela - qui a marqué l'âme indienne depuis ses origines,
formule dépassant les sens, 
dépassant l'entendement, 
dépassant les espaces de plus en plus subtils, 
remontant le temps ou bien le descendant, 
tâchant de découvrir son germe primordial ou bien sa consommation ultime.

L'Inde a-t-elle donc été marquée dans les desseins du Très-Haut pour être à jamais dans le monde le témoin irremplaçable du mystère du kevala, de l'Absolu, 
du Mystère de l'au-delà - de toute compréhension
 de l'au-delà, de toute manifestation, de l'avyakta ?

 

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