Depuis les débuts de" l'Église", la réflexion chrétienne sur les données de la Révélation a été basée concrètement et presque exclusivement, sur les intuitions et les conclusions de la philosophie grecque....

 Elle commence aujourd'hui seulement à réaliser les exigences que pose sa "catholicité", et à reconnaître que les structures mentales et sociales empruntées à la tradition gréco-romaine, qui ont facilité sa croissance au cours des deux premiers millénaires de son existence historique,
n'ont pas de valeur absolue.

 Elle doit pouvoir grandir directement
sur n'importe quel sol mental ou social dans lequel la semence a été semée.... 
Et en fait, elle restera un 'corps étranger' en Inde aussi longtemps qu'elle n'arrivera pas à s'y envisager dans la ligne même de la tradition spirituelle voire archétypale - dont l'Esprit a guidé le développement durant trois ou quatre millénaires.


Parlant d'une manière très générale, nous pouvons dire que la principale tradition philosophique de l'Occident basée sur la tradition grecque postule que la vérité est appréhendée par
l'intelligence sous forme de notions, ou d'idées.
 L'idéal grec, tant içi bas que pour la vie future, est la contemplation des Idées...
  idéal a profondément influencé la pensée chrétienne elle-même. 

En Indes par contre, les idées ne sont qu'un processus passager
une étape seulement qui conduit plus avant jusqu'au Réel en soi.
 L'idéal indien est que l'homme atteigne directement à la vérité de son être propre, et au travers de cette vérité atteigne à la Vérité  dans toute sa plénitude.

L'intérêt suprême de l'Inde est centré sur
l'au-delà de l'appréhension intellectuelle (encore que ce soit cet Ultime lui-même qui du dedans meuve l'intelligence humaine, comme le dit la Brihad Ar. Upanishad : « cela par quoi toutes choses sont connues »)

Cet « Au-delà » est
au-delà de toutes possibilités d'expression
ni le mythe ni les spéculations abstraites ne peuvent le signifier.

 Les signes (mythes et idées) peuvent le suggérer...
 mais le coeur du Mystère les transcende irrémédiablement. 

Le neti-neti de la Brihad Ar. upanishad résonne dans toutes les traditions philosophiques, et religieuses de l'Inde.


« De cela que pouvons-nous dire ?
 C'est autre que le connu 
et autre que l'inconnu. 
Nous ne savons pas vraiment comment l'enseigner. »
(Kena Upanishad, 1-3)


C'est l'Au-delà en soi...
 et non les notions provisoires que nous pouvons en avoir (c'est-à-dire tous les noms et les formes du monde phénoménal, toutes les catégories mentales : les nâma-rûpa), qui est le fondement de toute pensée indienne.

 Cet Au-delà ne peut être objet de connaissance car ce n'est pas un objet.

 Si c'était un objet cela dépendrait de celui qui le projette et ce serait là qu'il faudrait chercher l'Absolu.

 Bien sûr les philosophes hindous, et les philosophes, bouddhistes aussi bien, savent merveilleusement jongler avec les idées et développent une logique en tous points comparable à celle du monde occidental.
 Il n'en reste pas moins que toutes ces spéculations doivent en dernier ressort faire place à
l'Expérience elle-même, l'anubhava, qui elle se situe dans la sphère où la dualité de l'objet et du sujet est transcendée. ( cela n'a-t-il pas des relents de quantisme ?)

Ceci est la véritable raison pour laquelle les écrits fondamentaux les plus anciens de la tradition philosophique indienne sont pleins de paradoxes,
 car leur but n'est pas de transmettre des notions mais bien plutôt de forcer les barrières qu'érige l'intellect. 

Ils visent à faire
exploser toutes structures mentales et tous les conditionnements, qui à un certain stade sont une aide merveilleuse, mais qui finalement deviennent l'obstacle le plus insurmontable entre l'homme et son « Soi » propre et Réel,
 c'est-à-dire entre la connaissance que l'homme a de lui-même au niveau de sa conscience phénoménologique et la pure conscience de soi qui le constitue en vérité.

 Les Upanishads n'ont pas vraiment pour but d'enseigner, mais bien
d'aider l'homme à découvrir par lui-même cette vérité sur lui-même.
 Les systèmes du Yoga qui se développèrent ultérieurement sont simplement des disciplines au niveau psycho-physiologique qui
aident à atteindre le même but.

Lorsque ceci est bien compris, il devient aussitôt clair combien éloigné du but reste le projet d'édifier une théologie indienne simplement en remplaçant les notions fondamentales de la philosophie grecque par celles du Védanta,
 c'est-à-dire en se servant de Shankara ,de Râmànuja ou d'autres penseurs indiens à la manière dont Pères de l'Église et plus tard saint Thomas d'Acquint se sont servis de Platon et d'Aristote.

Une authentique théologie indo-chrétienne ne peut s'édifier qu'à partir
de l'Expérience de pure conscience de soi, comme furent édifiées en Inde toutes les réflexions philosophiques ou plutôt théologiques sur les Écritures sacrées .(...)

Si la priorité est donnée à l'Expérience, et en dernier ressort à l'Expérience de l'Au-delà toutes les notions en deviennent relatives. 
On peut dire assurément que les notions gardent leur valeur dans leur sphère propre,
 de la même manière que la théorie de la relativité d'Einstein n'affecte pas les calculs de la physique ordinaire. 
Mais pourtant  il s'agit de l'Absolu lui-même... ! 

Et le Mystère de Dieu est l'Absolu lui-même... et le Mystère de l'homme ne peut que plonger dans, plutôt surgir de, ce même Absolu.
 
La théologie chrétienne est essentiellement basée sur l'Expérience que Jésus eut de lui-même et telle qu'elle fut partagée par les Apôtres.
 
C'est au moyen
de mots que l'expérience de Jésus et celle des Apôtres a été transmise tout au long des générations successives des croyants par la Tradition et les Écritures.
 
Et aussitôt que l'on emploie
des mots on se meut dans la sphère des nâma-rùpa, ces noms et formes qui risquent toujours de trahir la vérité quand ils prennent la place de l'Expérience dans le processus mental. 

Dans la façon indienne d'approcher le problème de la vérité les notions doivent être constamment référées à la pierre de touche qu'est l'Expérience.

Il est certainement vrai que pour la foi chrétienne également l'Expérience est primordiale.

 Ultimement la foi n'a pas pour objet des notions,
elle n'est pas non plus une option intellectuelle, comme trop souvent on le pense. 

La foi est une Expérience,
 l'Expérience  du Christ Vivant dans ma relation à lui, aujourd'hui.

 Le but de toutes les Écritures et de toute Tradition orale ou écrite - ainsi que de toutes les structures ecclésiales - est uniquement
la transmission de cette Expérience,
et l'Expérience que les Apôtres ont eue de Jésus...

Non pas une notion de Jésus 
mais
cette Expérience même à laquelle saint Jean se réfère d'une manière si frappante au début de sa première épître
« Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie...
... ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons ».
(1, 1 et 3).

 Fondamentalement, le christianisme est la transmission au travers des âges et à tous les hommes qu'atteint la prédication apostolique de cette Expérience primordiale que Jésus eut en l'Esprit de lui-même, du Père et des hommes ses frères.

Il importe ici de comprendre correctement le mot
Expérience.

L'histoire de l'Église est remplie de plaintes que « l'Expérience » adresse à « l'organisation ». C'est l'affrontement inévitable entre l'Église 'phrygienne' et l'Église 'grecque', comme l'on disait au IIe siècle.

 Il n'est pas douteux que l'Expérience peut être facilement mal comprise. 
Trop souvent on la confond avec un élément quelconque de la sphère du'sentiment' ou avec une impulsion en provenance de la sphère subliminale de la psyché,
 c'est-à-dire avec quelque chose se situant entre  le moi pensant... et l'expérience elle-même de pure conscience de soi. 

Les vrais maîtres hindous sont très attentifs à mettre en garde leurs disciples contre
une telle confusion et à leur recommander de ne jamais prendre pour l'Expérience définitive de soi ou pour la véritable Expérience
un sentiment, aussi merveilleux et irrésistible qu'il puisse paraître, émergeant au niveau psychique.
 
Comme les Écritures ne se lassent pas de le répéter,
l'Expérience suprême n'a ni goût, ni forme auxquels on pourrait se référer pour y penser ou en parler.
 
Ce n'est rien qui puisse être perçu par la vue ou l'odorat, entendu, touché ou senti;
 elle est
au-delà de toutes les paires d'opposés .

 De l'Expérience on ne peut rien dire, si ce n'est « asti »,
c'est 

Comme nous l'avons déjà dit  c'est uniquement sur cette Expérience du Soi qu'une authentique théologie indienne ( ou autre) peut être basée. 

Mais ...et ceci est un paradoxe et nous devons accepter, le risque inhérent à une telle démarche, à savoir qu'à la lumière de la prise de conscience du Soi, toutes les notions s'évanouissent totalement comme il arrive aux étoiles et à la lune lorsque le soleil paraît....
 
Même si les notions ne disparaissent pas complètement elles deviennent en quelque sorte
irréelles...
 - un peu comme pour le logicien le mythe par rapport au concept - 
car elles sont à jamais
incapables, de par leur nature de signe, de transmettre adéquatement la plénitude de signification de l'Absolu. 

Cependant la dédication à la vérité, chez tout homme honnête, l'empêche de s'arrêter dans sa recherche, quelles que puissent être les conséquences.

Toute tentative en vue d'une théologie indienne comme nous la concevons ici doit être basée sur cette Expérience de soi elle même, et non sur aucune notion qu'on puisse en acquérir dans les livres, par des conférences ou au moyen de la réflexion personnelle; 
ce serait une faute mortelle ! 

Cette Expérience de conscience de soi ne peut être transmise par des mots,
 on peut seulement pointer dans sa direction, 
la suggérer comme le font les Upanishads. 
Il s'agit plutôt d'un
'Éveil',
 et seul un guru compétent est capable d'éveiller le disciple.
 
Il y a bien sûr de nombreux enseignants capables de communiquer des notions,
 mais, même en Inde, il y a très peu de guru, d'hommes éveillés eux-même et capables d'en éveiller d'autres.

Par ailleurs, si le disciple n'est pas prêt, même le guru le plus compétent est impuissant.

La véritable théologie est ce qu'en Inde on appelle la brahmavidya. 

Elle est fondamentalement la connaissance du Brahman par
Expérience personnelle ;
 elle inclut toutes les étapes intermédiaires qui y mènent, c'est-à-dire l'étude et la méditation des Écritures et les commentaires qu'en fait un maître qualifié (...)

Les conditions requises pour entreprendre de telles études ont été fixées par une très ancienne tradition et n'ont rien à voir avec une formation académique ou un quotient intellectuel.

Premièrement elles requièrent la faculté de distinguer spontanément entre le permanent et le non-permanent (viveka),

 ensuite l'affranchissement de tous les désirs et attachements aux choses de ce monde
ainsi qu'à celles du monde à venir (vairâgya).

 Elles requièrent également le contrôle des facultés mentales et la pratique des
 autres vertus ; 

enfin le mumukshutva ou l'unique et ardent désir de la libération de moksha, c'est-à-dire de l'expérience du Soi dans la liberté totale.

Même ceux qui possèdent toutes ces vertus, verront, encore leur ferveur  et leur foi mises à l'épreuve par le guru.
 
Ainsi Pippalâda dans la Prashna Upanishad garde dans son ashram pendant une année entière ceux qui viennent pour s'instruire auprès de lui, avant de les autoriser à lui poser  une
question . 
De même dans la Chàndogya Upanishad Prajâpati ne transmet la pleine connaissance à Indra qu'après 101 ans passés en qualité de disciple !

Nous voyons donc maintenant combien il est paradoxal de vouloir traiter de la brahmavidya en quelques paroles.
 
En réalité elle ne peut être impartie que dans un ashram, 
le disciple vivant avec le guru, 
le servant avec foi,
 méditant en silence sous sa conduite, 
faisant avec lui, page par page, une lecture contemplative des Écritures anciennes, en se laissant pénétrer par leur Mystère, jour après jour
 ceci constitue un programme qui remplit non seulement des jours mais des semaines entières....

Pour que peut-être un jour...

au Gré de Sa Grâce...

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