Le travail de l'Esprit dans les profondeurs de soi...


En son éveil au Soi,
 au centre de son être,
 Jésus, comme tout homme s'éveille aussi au Père .

 L'enfant de Judée est un « Fils de l'homme » par excellence, et donc le représentant de toute l'humanité...
Quand il s'éveille à Dieu au fond de lui-même, 
quand au tréfonds de son être il atteint à l'expérience immédiate « qu'il vient du Père et qu'il va au Père (Jn 16, 28),
tous ses frères participent à cet Éveil 
de même lorsqu'il remonte au Père, aucun homme n'est oublié.
 
C'est comme si des ondes se propageaient dans toutes les directions depuis la fine pointe de son âme et envahissaient peu à peu tout l'univers, pour finalement atteindre la conscience de tous les hommes. (
...et cela est vrai pour chacun de nous quand nous pratiquons un acte d'adoration...)
 

Chaque conscience humaine qui s'éveille à soi est donc appelée à participer à l'expérience filiale de Jésus et à chanter avec lui au Père l'« Abba » qui remplit l'éternité. 

...et celà à des degrés de conscience fort divers,
 depuis les premiers émerveillements de l'âme qui, à l'horizon de sa pensé découvre le Mystère intérieur du Soi 
jusqu'à l'enlèvement final du Mystique chrétien ravi par l'Esprit jusqu'au coeur du Mystère de Dieu. 

Cette Expérience assume une grande variété de formes dans les différentes cultures et à différentes époques de l'histoire de l'humanité. 
Elle varie aussi suivant la nature de l'individu, et le degré de Lumière qu'il est capable de recevoir,
 et avant tout, suivant la Grâce que l'Esprit impartit à chacun 
comme et quand il le veut.
 
Chacun a une vocation particulière 
et, dans le Mystère de la volonté de Dieu,
chaque individu a sa place et possède un nom qui n'appartient qu'à lui. 
Ceci est précisément ce qui constitue la splendide variété du Plérôme 

 Chacun reflète à sa manière propre le Mystère 
chacun le vit pour Dieu dans le secret de son âme selon
sa vocation unique. 
Tous sont fils en le Fils unique, 
et en même temps chacun est le fils unique du Père.

 C'est dans le contexte de l'expérience juive de l'Alliance que Jésus fut appelé à découvrir et, de fait, découvrit, ce que signifie pour la conscience humaine d'être « le Fils ».
 C'est également dans la ligne de cette même expérience que les apôtres et les autres disciples de Jésus réalisèrent à leur tour la plénitude de la vie divine et transmirent aux générations successives ce que l'Église a appelé pompeusement le Mystère de la Trinité,

Dans son approche de Dieu le Juif fut particulièrement frappé par l'activité du souffle  de Yahvé  son Esprit ( Ruah)
c'était pour lui la plus impressionnante manifestation de la vie divine elle-même. 
Il considéra ainsi au cours de son histoire de plus en plus l'Esprit comme celui qui communique la vie aux hommes et mène toute chose et tout événement selon la libre décision du Tout-Autre.

Les Grecs eux approfondirent eux une autre face du Mystère...
 reconnaissant Dieu davantage au niveau de la pensée, du Logos, principe et raison de toutes choses, gouvernant tout du dedans.
 
 L'Inde elle tout en considérant l'importance de la Shakti 
 cette force, cette Puissance cette énergie diffusé par le Tout Autre dans l'Univers

 fut également
sensible au Mystère de la connaissance,
 comme en témoigne son incessante recherche sur les thèmes de cit pensée, pure conscience jnàna sagesse, connaissance, contemplation et vidya  sagesse, connaissance science.
 
Mais ce qui, plus que tout, orienta sa méditation, fut le
Mystère de l'être, sat, et même, paradoxalement,celui du non-être, asat'.

Ainsi nous l'explique le Père Le Saux :
 
"Dans le fond de son coeur, le sage de l'Inde entendit, émerveillé, le même « Je Suis » que Moïse surl'Horeb (Ex 3, 14) et cela lui suffit pour sa contemplation, sa joie et sa paix, à jamais.

  Le Nom ineffable ne peut être authentiquement compris qu'au « lieu le plus intérieur du coeur de l'homme », là où il demeure caché en son propre mystère"

puis...


"L'unique moyen d'illuminer ce centre le plus secret de l'être humain est la prise de conscience très pure de Soi, 
laquelle n'est autre que le reflet et le miroir de l'unique « Je Suis », le Nom même de Yahvé.

C'est par le « chemin du dedans » que l'Inde s'approche de Dieu et ce chemin est « sans retour », comme le disent les Écritures puisqu'il mène là où toute distinction et tout changement sont jamais transcendés."
 
Véritable chemin de l'esprit, Mystère même de l'Esprit Saint, qui est l'« intériorité » même de Dieu.

 Pourquoi ne pas appeler le Saint-Esprit l'« advaita de Dieu » ?
  Mystère de la non-dualité du Père et du Fils,
 et inexprimable communion de tout en un dans la consommation finale.

En contexte indien, « l'Esprit » de Dieu serait plus adéquatement traduit par àtman, le Soi, puisqu'il est le centre le plus profond, l'« intérieur » même du Mystère divin.

 "Ma rencontre avec l'Esprit, c'est la rencontre de l'intériorité de Dieu avec ma propre intériorité à son niveau le plus profond.
 C'est la rencontre de son « Esprit » avec mon « esprit », dans ce qu'il y a de plus essentiel, de plus incommunicable, de plus authentiquement Soi et moi,
 à la fois en Dieu et en moi. 

C'est la fusion de « deux présences intimes », dont parlait Eckhart
« au plus intime de l'esprit Le fond de Dieu
est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu. »
(Sermon 5b)" 

nous dit en outre le Père Le Saux

 « Yàjnavalkya, dit Ushasta Càkràyana, explique-moi ce Brahman qui est l'Àtman (le soi, l'âme, l'esprit) qui est au-dedans de tout.  ?
- Ushasta, c'est ton propre àtman, intérieur à toutes choses, qui respire dans ta respiration. - -Comment? - Tu ne peux voir le voyant de la vision, ni connaître le connaissant de la connaissance?
- Cela, c'est ton àtman qui est au-dedans de toutes choses... Cet àtman n'est ni ceci ni cela (neti, neti), il ne peut être saisi... ni détruit... En vérité, cet àtman, non-né, que n'atteint ni l'âge ni la mort, c'est Brahman »
 (Brihadàranyaka Up. 3, 4, 1 4, 4, 22-25).

 « C'est en lui que sont tissés le ciel et la terre, l'espace intermédiaire, l'esprit avec tous les souffles. 
Connais- le, cet âtman unique. !
Laisse tous autres discours!
 C'est lui le pont qui conduit au-de de la mort »
(Mundaka Up. 2, 2, 5).

Ainsi à la suite de la plongée en soi et quand on a eu la Grâce de l'Expérience
 on découvre en tant que chrétien que le sein du Père est notre fond propre et notre origine, où commencent notre vie et notre être. 
Et de notre fond propre, c'est-à-dire du Père même et de tout ce qui vit en lui, brille une clarté éternelle qui est la naissance du Fils 
 Tous les hommes qui sont élevés, en une vie contemplative, au-dessus de leur condition créée, ne font qu'Un avec cette clarté divine.
 Et ils sont la clarté même...
 et ils voient, ils sentent, ils trouvent en eux-mêmes, par cette Lumière , qu'ils sont le Fond simple selon le mode de leur nature incréée où la clarté brille sans mesure.
 nous dit le célèbre Ruusbroec, dans "L'ornement des noces spirituelles,"


Si l'être - et donc à fortiori l'Être divin - n'était pas communion, koinônia, 
rien en fait n'existerait et il n'y aurait ni sujet, ni je, pour en parler.

Plotin, au IIIe siècle, l'avait déjà écrit

 "Ceux mêmes qui douent le Bien de pensée (Aristote) n'ayant pas trouvé d'objet plus précieux que la pensée, lui donnent seulement la, pensée de lui-même. 
Comme si le fait de penser le rendait plus vénérable ! 
L'être qui vient d'autre chose  se cherche
lui-même et cherche son auteur : il se retourne pour contempler et il connaît [...] 
Mais la réalité qui n'est pas engendrée et qui n'a rien avant elle,
 mais qui est toujours ce qu'elle est, quel motif aurait-elle de penser ? 
Platon dit avec raison qu'elle est au-dessus de l'intelligence  ... 
. Mais qui admettra qu'une telle nature n'ait le sentiment et la connaissance d'elle-même ? ... Pourquoi n'aurait-elle pas cette connaissance : Je suis ?
 - Ce n'est pas possible (ou, cela « n'existe » pas) -
 Pourquoi ne dirait-il pas de lui : Je suis le Bien ?
 - Parce que ce serait dire de lui qu'il est [ ... 
 - Rien ne lui appartient qu'une intuition simple relative à lui-même [ ... .
 Un être qui se pense n'est pas un être simple : on ne peu penser à soi-même qu'en pensant à soi comme une chose différente [ ... 1.
 Quoi! Il ne connaîtra ni lui-même ni les autres choses?
 - Non! Il se tiendra immobile dans sa majesté! » (Ennéades, VI, 7, 37-39, )"

Le « Je suis » que les hommes attribuent à l'Un ne serait en fin de compte que ce qu'ils imaginent ou conçoivent eux-mêmes,
 une projection sur l'Absolu de leur propre expérience humaine.
 
"Il n'est de je qu'en face d'un Autre je, d'un tu. 
A qui donc, l'unique pourrait-il dire qu'il est?
 A lui-même? 
Dans ce cas, comme l'avait remarqué Plotin, sa pensée serait réflexive....
 
Que demeure-t-il alors de son essentielle simplicité ?

 C'est au sein seulement du coeur de l'Être que l'esseulement de la monade peut et doit être dépassé. 
C'est au sein seulement de Dieu que peut et doit se résoudre l'antinomie de l'existence créée. 
C'est au Mystère de la koinônia essentielle de l'Être divin que l'homme peut enfin se redécouvrir lui-même, à la fois un avec Dieu et en sa Présence."

ajoute le Père Le Saux

Pour le Mystique, l'ultime expérience du soi signifie l'inexorable dépassement de tout ce qui implique distinction, échange, communion, séparation quelconque. 
Mais le jnâni chrétien,  sait qu'au Mystère de Dieu, au coeur du Mystère même de l'Être, le Fils et l'Esprit procèdent du Père en la non-dualité (a-dvaita) de nature et en la  communion (koinônia) des Personnes.

 

Lorsque l'homme essaie sérieusement de penser à Dieu, et s'efforce d'en mesurer toutes les dimensions et de réaliser mentalement sa Présence, 
son intelligence a tôt fait de lui échapper...
 sa pensée de le trahir....

Vient alors le moment où la pensée n'arrive plus à se reconnaître elle-même dans cette clarté qui l'envahit. 
A ce moment-là, la pensée tente de fuir l'insupportable Présence...
 et se lance désespérément à la poursuite de soi... 
de soi à part de Dieu, 
d'une sorte de survie quelconque -
de l'ego
Mais c'est en vain.

 La nature est alors tellement dépouillée de toute forme qu'elle s'abîme et se perd :
 il ne reste plus qu'un simple Est, 
et ce Est est l'Un ( Eckhart).

« Un homme qui aurait si complètement renoncé à tout ce qui est à lui serait, en vérité, totalement absorbé en Dieu » ( Eckhart)

 L'homme a peur de ne plus se sentir que
« simplement être »
Cela l'effraie plus que tout. 

Le Père le Saux écrit alors...

"
Il se croit incapable de subsister quand Dieu l'appelle à se découvrir et à se contempler dans le pur acte d'exister, et il se récuse. 
L'absoluité de l'être lui semble aussi terrifiante que le néant, parce qu'elle détruit de la même manière tout ce que lui, homme, voudrait être, 
ou plutôt voudrait sentir qu'il est.
 
L'homme préfère être quelque chose,
 peu importe quoi, 
il préfère vivre dans ses rêves 
et dans l'image fictive qu'il a créée de soi, du monde et de Dieu.

 Cependant s'il est sincère, il n'en peut bientôt plus de résister à Dieu et de se refuser constamment. 
Dieu est plus fort que lui, et  ne manquera pas de le lui montrer un jour.
 
Quand Dieu l'attire enfin jusqu'au fond de son propre abîme,
 l'homme n'est plus capable que de crier son désespoir. 

Tout lui est arraché au ciel comme sur la terre,
 au monde du dedans comme à celui du dehors. 

Toutes les images du Réel qu'il s'était faites, et dans lesquelles il avait espéré pouvoir s'installer, disparaissent. 
Comme si l'on pouvait s'installer quelque part dans le monde du devenir,
 qui révèle l'être sans doute, mais ne saurait jamais ni le retenir ni le contenir. 

Comme si l'image présente de ce monde ne passait pas à chaque instant 
.
 Il n'y a rien à quoi il puisse s'accrocher ou se retenir,
 tout lui échappe, 
son corps, sa pensée, sa conscience de soi et de sa propre personnalité. 
Tout son être,
 aspiré au-dedans et appelé à simplement être, lui semble un engloutissement dans le néant. "

 

En orient beaucoup ont peur de cette Expérience suprême. 
...et tâchent de s'installer conceptuellement, aussi inconfortablement que ce fût, 
quelque part,
 n'importe où
, entre le monde de l'être et celui de màyà.

Cet effroi en la présence de l'Absolu, 
cette terreur d'être anéanti au contact de Dieu,  pousse l'homme à la révolte en un suprême effort pour se sauver
 et qui lui fait dire : « Je ne te servirai pas »  ;
 ; « je serai ce que, moi, j'ai décidé que je suis ».
 Pensée vaine dont « Dieu se rit » 

En fait, il n'y a pas d'alternative à l'Être, 
il n'est rien d'extérieur à la volonté de Dieu et à son Mystère. 
Celui qui a peur d'être, 
qui est effrayé d'être ce que Dieu veut qu'il soit,
 ne peut que tomber dans les limbes du non-sens.

Il est cependant des hommes, Dieu merci,
 qui répondent à l'appel divin,
et acceptent de monter au Sinaï et de disparaître dans la nuée; 
qui acceptent d'être menés par l'Esprit sans lui demander
ou se demander où 

Et ceux-là ,à coup sûr, trouvent, au sein même de l'expérience où ils sont conduits,
 une paix,
 une sérénité,
 une liberté, 
que nul ne connaîtra jamais, qui n'a point respiré l'air de ces hauteurs.

L'homme est alors dépouillé de tout désir,
 de toute insatisfaction, 
étant donné qu'il ne manque de rien, et n'a besoin de rien.

 En ne possédant rien, il possède toutes choses. 


« Tous désirs outrepassés, toute science oubliée, du dedans et du dehors, dans l'embrasse du Soi!
Tous désirs réalisés, désireux du seul Soi, sans désir »

« Désire le désir de Celui qui est sans désir, pour échapper au désir, désire ce désir. »

Le « Je suis » essentiel que prononce le jnânî dans l'abîme originel de son être 
l'a délivré de toute anxiété et de toute peur,
 de tout souhait comme de tout besoin.

 Dans cette Paix et cette Plénitude en lesquelles il est passé en son centre le plus intime, il ne peut plus rien vouloir,
 ni pour lui-même,
 ni pour qui que ce soit.
 Même le désir d'une survie à part ne saurait plus l'effleurer.



Pour un Grec, la résurrection du corps était un non-sens, et les aréopagites souriaient avec suffisance quand Paul leur prêchait leur espérance. 
Pour un Juif, corps et âme formaient une unité inséparable; il ne pouvait concevoir de survie hors de la condition corporelle.... 

Mais les Grecs, eux, avaient eu l'intuition de la transcendance et de l'immatérialité du principe vital de l'homme, qu'ils identifiaient avec l'âme pensante. 
La pensée ne peut pas mourir
 et le penseur non-plus, 
puisqu'en tant que tel il est 
 indépendamment des circonstances terrestres et matérielles.

 La chair, loin d'être une aide, est un obstacle.
 Une fois délivrée des liens du corps, et seulement alors, l'âme est capable de contempler les Idées,
 librement, 
et dans toute leur splendeur, à la façon des dieux. 

Le corps n'est qu'un agrégat éphémère de molécules, issues du milieu ambiant et y retournant indéfiniment,
 un instant fugitif,
 une forme essentiellement passagère qu'assume la matière dans l'espace-temps.


Pour le jnâni de l'Inde, l'âme pensante est tout autant « vanité » et màyâ  

Tout ce qui est pensée et tout ce qui est sensation physique sont extérieurs à l'homme,
 quand il se découvre à la cime de soi-même en la conscience pure de soi.

Même les plus hautes abstractions de sa pensée sont toujours conditionnées par le monde extérieur et sont, comme lui, mouvantes et inconsistantes.

 En fait, tout ce qui différencie un individu autre, 
tous les éléments individualisant qui le rendent capable de se reconnaître lui-même en tant que tel, dépendent essentiellement de l'impact du monde extérieur sur sa conscience. 
Mais le sage lui, s'est découvert àtman unique
Soi, au-delà de toute forme ou figuration.

 Il sait qu'il est la vie même, 
l'Être même, 
éternel et immuable

 Il ne ressent nullement le besoin de survivre,
 ni que subsiste son esprit pensant,
 pas plus qu'il ne souhaite recevoir un nouveau don de vie, 
puisqu'elle est en fin de compte impermanente et illusoire. 

Pour le Grec, le corps n'était qu'une prison, une tombe 
pour l'hindou ou le bouddhiste, la perpétuation de l'individualité qui conduit l'homme de renaissance en renaissance lui semble tout autant une condition intolérable.(...)

 C'est Dieu seul qui compte  et non point les dons de Dieu,
 ni encore moins son petit moi.

La moksha est précisément la libération de cet enchaînement qui lie le soi intérieur aux conditions du temps et de l'individualité (« nom et forme », nàma rûpa).


  « Seule la Plénitude est béatitude,
seule la Plénitude est immortalité.
 Quand on ne voit, n'entend, ni ne comprend rien d'autre, c'est cela la Plénitude. 
La Plénitude est fondée sur sa propre grandeur 
- on pourrait même dire, sur aucune grandeur. 
Ici-bas, les hommes qualifient leurs biens terrestres de « grandeur »,
 or tous ces biens sont fondés sur quelque chose d'autre. 
Seul est libre dans tous les mondes  dans toutes les conditions celui qui trouve sa joie en son propre (vrai) Soi. 
Les autres sont dépendants des autres et y sont assujettis. 
Il n'y a ni mort ni maladie, ni douleur pour celui qui voit. 
Voyant le Tout, il obtient le Tout dans toute sa plénitude » 
(Chàndogya Up.) 

C'est la
« vacance essentielle » dont les mystiques rhénans ont si souvent parlé...

 « L'âme est grâce lorsqu'elle a réalisé ce projet et ce dépassement d'elle-même et qu'elle se tient dans une pure vacance, ne sachant plus rien que de se donner selon le mode de Dieu » (Eckhart)

C'est l'absence totale de désir,
 quelque chose comme l'état de vide,
 où, par définition même, nul désir d'être, ou d'être comme ceci ou comme cela, ne saurait s'élever. 
Plus précisément, c'est l'absence de désir qui caractérise l'Être lui-même, puisque dans sa plénitude il n'a besoin de nul parachèvement.

 

Pour le chrétien, ce vide est la parfaite disponibilité à recevoir tout de Dieu,
 sans revendiquer aucun droit, quel qu'il soit, à être 
ou à être comme ceci ou comme cela. 

Mystère de « l'aurore » divine et éternelle du Fils jaillissant du sein de Dieu. 
Le Fils est totalement et uniquement du Père,
 il n'est absolument que ce que le Père est, 
et pourtant il est autre que lui; 
et tout son « droit à être » est implicite dans l'Être même du Père.

C'est, en vérité, dans le fond de cette vacance totale dont ne sont capables que l'Être et le néant,
 dans ce « silence » de l'Être que peut être entendu le Tu qui éternellement appelle le Fils à l'être. 

« L'amour tout nu et qui n'épargne rien dans son trépas sauvage, séparé de tout accident, retrouve sa pureté essentielle... Amour qui dépouille de toute forme ceux qu'il accueille dans sa simplicité ...Amour qui n'a ni fin ni commencement, ni forme, ni mode, ni raison, ni sens, ni opinion, ni pensée, ni intention, ni science, qui est sans orbe et sans limite.
 C'est cette simplicité déserte et sauvage qu'habitent dans l'unité les pauvres d'esprit ils n'y trouvent rien, sinon le silence libre, qui répond toujours à l'éternité. »
(Hadewijch dAnvers)

Dans l'articulation de cette Parole qui remplit l'éternité, l'Être s'éveille à Soi,
 à sa propre Source... qui est le Père.

Lorsque le jnàni chrétien, mû par sa foi et l'Esprit saint, se réveille de l'expérience  de l'advaïta
c'est précisément ce même Tu qu'il entend d'abord dans les profondeurs les plus intimes de son être, 
le Tu qui est à l'origine de tout ce qui existe au ciel et sur la terre.
 
C'est effectivement, dans le temps et l'éternité,
 dans les profondeurs du Soi,
 au commencement,
 quand la Parole est prononcée, 
le Fiat Lux des origines
, que la Nuée devient lumineuse et que la Nuit resplendit comme le jour 

Seul l'homme qui a entendu la Parole et vu la Lumière est capable de se redécouvrir en son propre Mystère  au sein de l'indivisible totalité de l'Être infini. 
Quand il se réveille au son de cette Parole, à l'éclat de cette Lumière, 
c'est seulement le Père qu'il voit et entend,
 Père qui est la Source d'où sort cette Voix, dont jaillit cet éclat. 

 C'est dans un essentiel « présent », incommensurable à tout avant,
 comme à tout après, 
qu'il se découvre en face à face avec le Père.
 Toute sa conscience d'être est constituée du Tu même que prononce le Père

« Tu es mon Fils bien-aimé; aujourd'hui, en ce jour d'éternité et de l'instant atemporel, je t'ai engendré. »

L'Esprit  l'a fait pénétrer au lieu secret de la Source, le sein même du Père; 
et là,
 au coeur de l'Être, 
il a finalement découvert sa propre filiation divine.

Cette action de l'Esprit qui attire l'homme vers le Père, jusqu'en sa Lumière inaccessible, se situe à une profondeur insondable...
Sa réalité ineffable défie toute compréhension  par l'intelligence humaine, 
et les mots que l'on emploie pour en parler peuvent encore moins en rendre compte.
 
Les mots ne peuvent, tout au plus, qu'indiquer une direction et transmettre une invitation...

 L'homme ne peut pas  davantage prendre conscience de l'Esprit;
 il peut seulement « reconnaître » sa Présence aux changements qu'il provoque dans sa psychè 
et la nouvelle manière de voir toutes choses qu'Il suscite dans son mental.
 
Aucun homme, laissé à lui-même, ne plongerait dans de tels abîmes; 
et même s'il voulait le faire, il n'atteindrait jamais que le vide de sa propre conception.

 Seul l'Esprit, peut prononcer le neti, neti (« pas ceci, pas cela ») qui ne lui laisse aucun appui ni soutien en ce monde de màyâ.
 
Tant que le silence intérieur de l'homme est le produit de son vouloir ou de son ascèse, il demeure superficiel
 et n'est pas encore la
« vacance essentielle »;

 très souvent, en effet, ce silence émerge des zones obscures du subconscient, comme un dangereux sous-produit d'un ego qui se cherche.

 
Le silence vrai lui jaillit des zones essentielles de l'être :
 c'est celui qui ne permet plus à l'esprit de prononcer quelque mot que ce soit,
 ni sur Dieu, ni sur soi. 

Il n'est plus qu'une chose sue : l'être est.
 
Aucune saveur de vérité n'est plus trouvée  désormais en ce qui n'est pas l'Être directement en sa plénitude.
 
Tout ce qui est du domaine du « penser » se révèle incapable d'atteindre la Réalité.
 
C'est au sein d'une « nuit obscure » que l'homme prononce son « je crois ».

 Cette nuit, néanmoins, est une nuit toute illuminée de la Splendeur de Dieu.

 A l'origine même de l'Être, l'être-un-et-sans second est koînônia, co-esse, « être avec », « être ensemble », 
communauté d'être, amour mutuel et communication de vie,
  appel éternel de l'un à l'autre,
 un éternel repos de l'un dans l'autre.

« Le Soi ne peut s'atteindre par aucune exégèse
 ni par la vigueur intellectuelle
ni par une grande érudition
 Celui qui peut l'atteindre est élu par le Soi qui lui dévoile sa nature>>

proclame le Père Le Saux

Quand l'Esprit conduit ainsi le jnàni chrétien à l'expérience de sa filiation divine, ce n'est certes pas son individualité séparée que ce dernier recouvre d'abord.
 L'intelligence a besoin de temps pour réaliser...
 et ce n'est que peu à peu qu'elle atteint à sa pleine compréhension sous l'illumination de l'Esprit.

Ce qu'il lui semble retrouver en premier lieu - bien avant de s'être complètement retrouvé lui-même! -
c'est le Christ, au Mystère de son éternelle génération.

 C'est uniquement dans le Christ 
en tant que Christ  lui même 
qu'il se trouve capable d'échanger avec le Père un Je- Tu significatif.
 
Un goût nouveau est apparu en lui, qui se manifeste en ce qu'il n'a plus de goût pour quoi que ce soit.
 Comparé à la Vérité qui luit maintenant en lui, rien d'autre ne peut plus prétendre être simplement vrai...

Un absolu 
- l'Absolu en soi -
 a enfin jaillit comme des profondeurs de lui-même 
et ne lui permet plus de satisfaire de simples « concepts » de l'Absolu dans lesquels il s'était complu jusque-là.

En ce Réveil, il n'est plus que l'Abba,
 le « Toi, mon Père; moi Ton enfant! »,
 qui s'élève de son coeur en réponse au « Fils, me voici, moi, ton Père! », qui emplit l'éternité de Dieu. 

 Ainsi l'obscure expérience de l'Esprit est dépassée en l'expérience du Fils qui, par réciprocité, est aussi l'expérience du Père.

 Au sortir seulement de son expérience advaitine d'être et de néant tout à la fois, le jnàni chrétien peut saisir qu'il est né de Dieu.
 
Mais avant de pouvoir procéder plus avant
, il faut qu'il plonge ou plutôt qu'il soit plongé par l'Esprit - au fond de cette expérience de filiation,
 l'expérience même du Fils unique,
 celle du Verbe éternel.
 
Il lui faut apprendre qu'il existe uniquement, qu'il est, dans le Fils qui est un-sans-second.

 Il n'est pas suffisant qu'il le sache comme par déduction théologique ou par acte de foi.

 Il lui faut en faire
existentiellement l'expérience, dans la nuit de la foi, au plus intime de lui-même.
 
Il faut que ce recouvrement de soi en sa vocation et son individualité incommunicables soit d'abord éprouvé dans la puissance et la miséricorde de Dieu.


 C'est uniquement cette nouvelle « nuit », ou cette obscurité plus grande encore de la nuit qui précède l'aurore, qui est capable de le libérer de ses dernières attaches. 

Elle seule peut réaliser en lui le
vide définitif 
qui lui permettra d'entendre et de reconnaître son propre nom dans l'énonciation par le Père du nom de son Fils unique et bien-aimé. qu'il est en réalité


. En l'action du Verbe, l'être est comme épuisé;
 et l'action de l'Esprit n'est point au-delà de celui du Verbe :
 elle en est le Mystère le plus intérieur.

 Encore moins la venue des créatures, par un acte d'amour libre de Dieu, ne peut être conçue comme étant en dehors ou au-delà de l'action du Fils.
 C'est seulement dans la génération du Verbe qu'il faut chercher la source fondamentale de l'être créé.

L'homme doit donc faire d'abord cette expérience à la fois sereine et anéantissante de la divine filiation aux origines mêmes de l'éternité.
 Alors seulement il sera capable de se laisser enfin mener par l'Esprit jusqu'au recouvrement définitif de lui-même, 
en l' incommunicabilité et l'unicité de sa personne,
 au plus profond de l'être et de l'amour de Dieu.

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