Contemplation et méditation
Il y a dans l'Inde une tradition très forte de
contemplation et de méditation auxquels on parvient par une série d'exercices ou d'efforts d'ordre mental .
Cette voie spirituelle
consiste essentiellement dans la pratique de la méditation, du silence
total du mental appelé dhyana
il en est de même au niveau du bouddhisme (...)
ainsi par des efforts mentaux et même de yoga on parvient à la
brahmavidya (au pur ascétisme que la vie de Bouddha nous fait connaître et qui
se rapproche des pratiques de certains moines de Syrie et d'Égypte adeptes du
Pélagisme).
Mais
en face de cette méthode existe aussi un fort courant qui refuse de relier la
connaissance ou l'atteinte de l'Absolu à quoi que ce soit qui la précéderait
ou l'amènerait...
la connaissance de
l'Absolu, est pure grâce...
( telle est aussi la
position chrétienne)
« Le Soi ne peut s'atteindre par aucune exégèse,
ni par la vigueur intellectuelle, ni par une grande
érudition.
Celui qui peut l'atteindre est choisi par le Soi,
qui lui dévoile sa nature. »
(Katha Up. 2,23,)
C'est l'enseignement du guru qui normalement y fait accéder
« Nul n'y peut aboutir qui n'ait été enseigné par autrui.
... un autre doit l'enseigner. »
(Katha Up. 2,8-9)
Cependant cette connaissance est plus
provoquée
par son enseignement que réellement donnée ou communiquée par lui. « Le
Sage lui explique la connaissance » , mais C'EST
tout simplement (asti)
« Ni par la parole ni par la pensée, ni par le regard
on ne peut l'atteindre.
Comment se laisse-t-il percevoir
sinon en disant : IL EST ?
(Katha 6,12, )
Au niveau des plus anciennes Upanishads il semble
qu'il ne soit pas question d'efforts intellectuels, ni même de <<voies
de contemplation ».
Il y a simplement éveil à la Réalité, satyam
Dans la Kena Upanishad par exemple, l'enseignement culmine
dans :
« ... le cri Ah! qu'on pousse quand il a éclairé des éclair
ah ! l'oeil cligne... »,
tel est le « signalement » du Brahman
Sans doute les grands textes présentent ad nauseum des séries de connexions qui visent à
ouvrir des "vistas" dans l'intellect.
L'Éveil se produit à la suite de ces ouvertures ou mieux
dépliements successifs des couches mentales;
cependant il ne vient pas d'elles,
il jaillit du « dedans ».
et ces connexions
ont joué le rôle de catalyseur.(...)
Il semble bien que Shankara (philosophe du IXème siècle) ai saisi
mieux que personne cette
absolue gratuité
ou
aséité
- né de rien,
- de la brahmavidya, laquelle ne peut être causée par quoi que ce soit,
ni par méditation,
ni par contemplation,
ni par action
.
On peut mettre en parallèle la pure gratuité de la justification
par la foi dans saint Paul ou celle
la grâce finale du Concile d'Orange.
Dans un système dualiste de références mentales, cette gratuité est l'équivalent le plus
proche du simple SAT, ASTI : ÊTRE, (c')EST,
l'inné-ité, des systèmes non dualistes ...
ASTI, cela est, cela 'advient'
mais ne vient de nulle
part.(...)
oui, mais à nouveau seulement du point de vue du temps qui coule, qui passe...
Advenant dans le temps, cela fait passer l'instant au « présent »,
fixant le temps en éternité,
ou mieux, délivrant l'éternel dans le
temps qui passe.
C'est simplement : asti.
« Comment se laisse-t-il percevoir, sinon en disant : il est ? »
(verset de la Katha Up. 6.12
).
et la Katha Up. au chap. 2,18 ajoute
« Ce qui est non-né ne vient ni ne va, ne naît, ni ne meurt. » « il ne donne naissance à nul être, Il ne provient de nulle part... »
la Bhagavad Gitâ de son côté affirme
« Le non-être n'accède pas à l'existence, l'être ne cesse pas d'exister. »
Asti, (c')est
- découverte affolante !
arrivée au Pôle, où l'aiguille,
ne sait plus indiquer de direction.
Asti,
mais libéré de toute
connotation de temps, de mode ou de personne (...)
La « méthode » de réalisation de Sri Ramana Maharshi est
du même ordre que celle de Shankara.
Il met en garde contre
la méditation dans la quête essentielle du Je, du Soi.
Elle risque
en effet d'enfoncer le méditant plus avant encore dans son ego
de méditant.(...)
Un advaitin aussi authentique que Sri Gnànànanda insiste lui sur la méditation
de silence,
le recueillement de l'esprit dans la 'crypte' du fond coeur, la guha
, à condition bien sûr de ne jamais oublier que tout cela est simplement
une aide
en vue de calmer les
vagues
et les tourbillons de l'esprit. ( la Vritti)
La piécette est là au fond
l'eau...
mais il faut que les vagues se calment et que se déposent
les éléments en suspens pour qu'on l'aperçoive.
et au moment de l'illumination le guru lui-même disparaît...
En réalité, méditation comme guru n'ont été que
des formes....
réflexions imparfaites et transitoires sous lesquelles s'est manifestée la
connaissance...
tant que l'esprit n'était pas encore,
prêt pour
l'éclair.
Il ne s'agit pas de
faire, au sens de fabriquer
ou de faire naître, la lumière,
ni même de tourner l'interrupteur :
la lumière
est là,
dès l'origine, in principio,
mais l'ampoule électrique peut
être sale,
ou bien on l'a couverte d'un carton....
Est-ce la fenêtre
qu'on ouvre qui fait briller au-dedans la lumière du midi ou du matin ?
Une autre image serait celle du miroir qu'il faut dépoussiérer avant de pouvoir s'y voir...
Il est important de ne jamais considérer la méditation comme la cause
de l'Éveil,
ou comme la source d'où jaillirait la lumière.
Et tant qu'on n'a pas saisi la 'non-source', la 'non-cause' de l'Éveil
,
toute considération, toute réflexion, toute" vénération
méditative" risque de tourner en rond.
Il vient souvent un moment où le disciple doit être secoué, à coups de poing s'il le faut, pour l'empêcher de se complaire
dans le sommeil.
Car en fait la méditation, n'est encore que connaissance,,
à l'état de rêve....
Mais si la fenêtre est
ouverte, n'est-ce pas le soleil lui-même qui, en se levant, arrache
le dormeur au sommeil ?
Le terme d'Éveil d'ailleurs n'est qu'une image qui risque de
donner le change si on n'y prend pas garde.
En réalité, il n'y a
pas de dormeur.
Formules paradoxales sans doute pour qui rêve....
On peut croire qu'on veut se moquer de lui,
ou bien il pense à des
abstractions qu'il lui faut comprendre de manière ou d'autre;
il
se met à imaginer, à abstraire dans les espaces mentaux les plus
lointains qu'il arrive à projeter.
Et pourtant comment échapper
à cette Lumière ?
Même si on ferme la fenêtre, le « mal » est
fait, le rêve est fini, on ne peut plus que sauter hors du lit.
Ce n'est pourtant pas le plus ordinairement une lumière de
soleil au zénith par un ciel sans nuages !
Pourrait-on risquer
l'image de la lumière diffuse d'un ciel couvert ?
chargé de tension
et rayonnant une chaleur étouffante ?...
tout cela, signe que le soleil
est là !
Comme si cette terre ( notre mental) s'enveloppait de nuages,
envoyant en haut l'eau de ses fleuves et de ses
océans pour tâcher de se protéger, d'échapper.
Mais en vain... car
c'est pire encore.!
La tension ne vient-elle pas justement du fait
qu'on a peur de se perdre ?
« Ah ! l'éclair qui déchire le nuage »
(cf. Kena 4,4).
Pourtant, aussi longtemps que l'âme désire encore
cet éclair,
et donc, dans et par ce désir même, « le remet au
futur »,
elle s'est déjà échappée du présent,
ASTI,
elle est ballottée
aux tourbillons du samsara (le monde en devenir, la succession des êtres)...
Pas plus qu'il ne faut confondre l'expérience fondamentale avec quelque état du psychisme que ce soit,
il ne
faut pas non plus la confondre avec aucune de ses formulations, fût-ce la formulation védantine.
La non-dualité elle-même
n'est qu'une expression,
limitée comme l'est toute, expression de l'Inexprimable.
On ne peut oublier par exemple que l'Évangile n'enseigne
rien au sujet de la méditation;
et pourtant...
même en faisant abstraction des présentations que la tradition chrétienne a données
de la personne de Jésus dans son contexte spécial judéo-hellénique,
nul ne peut nier que Jésus fut un des plus authentiques jnani que la terre jamais portât.
Mais justement...
la foi qu'exige l'Évangile n'est-ce pas simplement
une autre expression
de cet Éveil même?
La tradition indienne
n'a que trop confondu en effet la voie de la sagesse, de la connaissance
et cet Éveil même.
Qu'elle soit réflexion/spéculation ou bien recherche du
silence intérieur, la voie de jnana ou la méditation (dhyana) n'est pas connaissance
.
Elle n'est que
voie...
... et, si pour atteindre l'« autre Rive » il faut un radeau pour traverser,
une fois là,
il n'y a plus
et il n'y eut jamais, ni radeau,
ni passeur
, ni gué,
ni « autre
rive quelconque.
Asti, Asmi : c'est, je suis.>>
Pour reprendre les termes upanishadiques, cet Éveil, cet éclair
c'est la découverte en soi, en tout, du Soi ( âtman),
du Brahman
( principe Suprême) ,
du
Purusha (Homme archétypal),
de l'Aham (du JE).
La Shvetàshvatara Upanishad l'appelera
Shiva,
la Bhagavad Gità, Krishna.
(le Chrétien Jésus-Christ)
Le terme importe peu,
ce qu'il faut c'est
"intus legere," percevoir la réalité
au-delà
du terme employé !
L'approximation chrétienne la plus éclairante serait encore
le Pneuma (que l'on peut aussi rapprocher du prana ,du souffle vital),
ou encore le Christ glorieux et cosmique de saint Paul (cf. Col. 1),
ou le Christ mystique de Jean.
Mais ici l'habitué des Upanishads ne risque-t-il pas d'être déçu
?
Le Christ de saint Paul ne survient-il pas dans la foi au rite baptismal ?
Celui de saint Jean « vient » d'où ?
En un mot...
toute cette
mythologie dualiste sous-jacente empêche peut-être de pénétrer
le « fond » ; le Pneuma, l'Esprit, est donné par un rite.
Le Purusha
upanishadique lui,
est, grâce, dès l'origine.
C'est de Lui que je suis,
c'est au plus fond de moi qu'IL jaillit,
à la source même de
moi
« L'Esprit Purusha est divin et sans forme...
Il est le Soi le plus intime en tous les êtres...
La foule des vivants émane de lui...
Toute cette totalité c'est Purusha...
Celui qui le connaît, établi dans la crypte du coeur,
tranche le noeud de l'ignorance icî-bas. »
(Mun. Up. 2,1)
« Au-delà de l'Esprit il n'y a rien. » (Katha Up. 3.11)
Cette intériorité essentielle est comme voilée dans la Bible.
Dieu semble toujours y être cherché à partir de moi posé d'abord.
Mais comment ce moi peut-il subsister devant Dieu qui est «
un
feu consumant » ?
Mais s'il ne subsiste pas,
c'est
qu'il n'était pas.!
C'est à cette découverte, à cet éclair qu'est ordonnée la vie
de l'homme,
celle aussi bien de toute l'humanité.
De même que
l'univers matériel tendait vers la vie,
et la vie toute à l'esprit,
de même l'esprit - l'homme - à travers toutes les manifestations superficielles de la conscience,
tend à la conscience pure
de Soi,
tend à se lire intérieurement lui-même ';
cependant non
pas réflexivement dans une sorte de projection de soi en face
de soi,
mais dans la pure coïncidence,
et non en ce sens profond que l'homme
projette en Dieu dès qu'il se met à penser Dieu,
comme pour
exorciser cette expérience brûlante du SOI
et ainsi l'évacuer avant
même qu'elle n'arrive à terme dans l'esprit,
car on sent bien
qu' elle est anéantissante.
Plotin n'affirme-t-il pas que le UN - donc
le Soi - « ne se connaît pas » ?
Comment l'esprit ne repousserait-il pas de toutes ses forces une telle mort ?
Et
comment ne retournerait-il pas à cette 'division',
à cette 'projection' qui lui permet de reprendre à l'aise son petit train-train
de vie : rites... éthique... théologie, etc. ?
En vue de l'homme donc toute cette exubérance de vie végétale, animale....
En vue de cet Éveil, toute l'exubérance de la vie
humaine, dans les individus, dans les communautés humaines.
Dans
cet Éveil seul d'ailleurs l'homme s'atteint réellement.
Quiconque ne parvient pas à cet Éveil sa vie est gâchée, dît
la Kena Upanishad :
« Posséder le Savoir en ce monde, c'est la vérité.
Ne la pas posséder ici-bas, c'est une perte immense. »
Qui ne parvient pas à soi retombe dans le cycle....
Insoluble
problème de la survie dans des sphères extra-humaines ou bien
en de nouveaux cycles humains,
car dès qu'une conscience s'est
ouverte même initialement, n'est-elle pas ' forcée' de se frayer un
chemin à travers ses désirs ?
et à travers les vagues de l'évolution
des mondes et des êtres jusqu'à cet Éveil même ?
« Dans cette forteresse de Brahman qu'est le corps,
un petit lotus forme une demeure à l'intérieur de laquelle
règne un petit espace.
il s'agit de rechercher ce qui l'occupe.
Cela en vérité, il faut désirer le savoir. »
(Ch. Up. 8,1)
Néanmoins, pour qui s'est éveillé au « non-désir »,
il n'y a pas
de survie...
mais l'expérience de la vie tout court :
« cet atman vérité est impérissable, il est par nature indestructible. » (Br. 4,5,14.)
(...)
Tant que l'homme demeure au niveau des expressions superficielles de sa conscience, il est lié au plan des
devas ( des dieux, ces représentations crées par l'humain), ces manifestations diverses et particulières de
l'Atman (lui principe de l'Être, de l'âme en son essence) ;
il aspire aux paradis des deva s( dieux)
de ceux qui considèrent que la divinité est autre...
et ainsi devient la nourriture même - de ces devas...
Dieu est un, et moi je suis un autre
celui-là ne sait pas
il est pour les dieux comme du bétail
( Br.Up1,4,10)
.
Quand l'homme enfin
s'est lu au-dedans,
qu'il y a lu
Brahman
cette forme d'homme dit AHAM, JE, et se découvre
, et se découvrant Brahman, il se découvre Tout...
Il « devient même l'atman des devas qui dès lors perdent
tout pouvoir sur lui...
Il a atteint la connaissance par laquelle « tout
est connu et de soi et de l'univers »
.
Et la Ch. Up. précise : « on est informé de ce qu'on n'a pas appris comme si
on l'avait appris » .
L'homme ainsi arrivé à la brahmavidya ! « il voit dans le Soi
tous les êtres, et le Soi dans tous les êtres » .
« C'est en prenant conscience du Soi qu'on connaît tout ce qui
est »
(Br. 2,4,5).
D'ailleurs sans se lire soi-même, comment lire Brahman?
et
sans lire Brahman comment se lire ?
Les devas, les dieux, disparaissent quand on les a ainsi lus,
et tout prend forme de
l'Unique
Lumière.
(pour le chrétien ces
"dieux ou ces dévas sont les représentations qu'il se fait du Vrai Dieu )
Est-il possible à présent de « lire» de la même manière le
Dieu des religions et de la foi ?
Comment même avoir l'idée de l'aséité ou de l'éternité de
Dieu par exemple,
si cela même n'était déjà profondément, quoique
confusément,
'senti'
en soi, au niveau le plus essentiel de l'être ?
Il en est de même de la foi en la Résurrection du Seigneur dont
saint Paul et après lui toute la tradition chrétienne parle avec
tant d'enthousiasme.
Si en ma plus intime profondeur, je n'avais
pas le sens inné que 'je suis',
comment pourrais-je même concevoir l'idée que le Christ est vivant au-delà de la mort
?
et déjà
préexistant à sa manifestation temporelle ?
La foi en la Résurrection du Christ et conséquemment à
ma propre résurrection
serait absolument 'inconcevable', psychologiquement parlant déjà,
si elle ne délivrait et explicitait en moi cet appel profond de
tout mon être à la non-mort...
...et, plus profond encore, cet instinct
fondamental que JE SUIS
, indépendamment de ma manifestation
et de mon 'expansion' dans le temps et l'étendue...
cette expérience archétypale que simplement JE SUIS,
expérience incluse dans toute conscience et
dans son expression en tout ce que je dis, pense ou sens.
L'hindou
sans doute renverserait le raisonnement de Paul
pour lui ce n'est pas
.la résurrection qui me fait connaître et en même temps me confère
l'immortalité,
c'est
mon propre sens d'être
au-delà de toute mort
et naissance qui rend possible la foi en cette Résurrection.
( N'as-t-il point raison ?)
Ce que j'appelle ici < sens', c'est comme un éveil 'élémentaire' de la conscience très profonde de l'homme,
aussi imperceptible et non manifesté en son esprit que l'est la source qui
n'arrive pas à se dégager des graviers d'alentour
et qui ne se
manifeste guère que par l'humidité qui transparaît.
Les idées
reçues alors d'autrui,
de la Tradition en laquelle on vit,
sont
comme des coalescences symboliques de ces émergences profondes,
des namarùpa (noms et formes)
grâce auxquels on creuse, on
dégage le gravier qui bloque le surgissement de la Source,
jusqu'à ce que finalement on parvienne à la Source...
Cette Source qui, libre enfin ,jaillit et s'élance,
oublieuse des namarùpa qui ont permis sa
mise au jour'.
En langage biblique ce contact, cette expérience transconsciencielle, c'est le Royaume
auquel a introduit la foi par-delà toutes
les images eschatologiques et apocalyptiques.
Oui, la source a jailli !
ou plutôt le filet d'eau qui sourd de
la Source...
car la Source elle-même ne se découvre jamais,
elle est
toujours plus profond et plus lointaine que tout ce en quoi elle
se manifeste,
tout en étant immanente en sa manifestation même.
Les sources du Gange ce sont les glaciers des Himalayas,
mais
les glaciers s'alimentent aux neiges des hauts pics,
qui elles-mêmes
ne sont que la cristallisation des nuages qui les enveloppent,
eux-mêmes condensation de l'eau qui vient de partout...
On est toujours trop tenté de chercher à « comprendre »
le « pas ceci, pas cela » de la Brihad-âranyaka Upanishad (Neti,
neti)
comme
si cela pouvait être imaginé ou abstrait....
Sans doute l'indéfinissabilité est-elle pour notre pensée une notion-limite;
Pourtant...
pourtant cette indéfinissabilité elle-même n'est-elle pas ce qui commande
toute
spéculation philosophique ?,
comme seule l'infinité potentielle du nombre
rend possible l'opération arithmétique ?
...à la façon aussi dont
l'apophatisme commande et sous-tend du dedans même toute théologie authentique ?
L'intuition hindoue a peut-être approché plus près de cette
Source que n'importe quelle pensée d'Occident,
comme Agni, Vày
et Indra dans la Kena Upanishad où Brahman parut en personne devant ces
dieux...et ceux-ci ne le reconnurent pas...
et que seule Indra en s'approchant de très
près sut que c'était Lui ...
...après qu'Il eut disparu...
.Seulement trop souvent,
elle n'a pas su se taire, ou du moins elle n'a pas porté une attention suffisante aux limites mêmes de l'expression qu'elle s'essaie
à en donner.
L'expérience proprement dite, l'anubhava, ne peut se réduire à aucun système de pensée,...(...)
Tout cela est uniquement
un tremplin,
c'est le bout du doigt qui désigne dans l'espace sans limite l'étoile...,
ce n'est pas l'étoile.
(...)
L'anubhava
l'Expérience
ne se ramène ni à la formule : « Tu es Cela»,'tat tvam
asi,
ni à « Je suis Brahman », brahmasmyaham,
ni au vrittinirodha (état de conscience dans lequel est établi celui dont
le mental est totalement apaisé),
... pour autant que ce silence se prétend être l'Expression même, donc unique, de cette
Expérience
(il ne faut point confondre non plus l'expérience avec l'enthousiasme
dévotionnel !).
L'advaita shankarien et le dualisme biblique risquent autant l'un que l'autre d'égarer celui qui voudrait y voir l'expression
adéquate et totale du
Vrai,
au lieu de les considérer comme
des signes
qui, dans des contextes divers de référence mentale,
visent, pointent
dans la direction du Vrai.
Pour essayer de mieux faire entendre à quelle profondeur de la psyché de l'homme se trouve cette intuition fondamentale
en laquelle il s'atteint au niveau du Mystère essentiel,
il me faut préciser qu'il ne s'agit pas d'union transformante,
mais d'Éveil transformant
comme l'est tout Éveil
passage de l'état de rêve à l'état de veille,
de l'état de rêveur à l'état d'éveillé
. On ne sera jamais suffisamment conscient du conditionnement
qu'impose le langage sur toutes nos catégories mentales .
catégories grammaticales... morphologiques,
le halo dans lequel s'insère tout mot,
les différents
focus selon lesquels chaque langue exprime des pensées analogues...
...,catégories syntaxiques, etc.
Par ailleurs le langage est en évolution constante et c'est lui qui est le véhicule par où le 'monde' agit sur le
mental individuel.
Nous avons constamment tendance à donner
un sens
absolu et dogmatique aux mots
employés, oubliant que les mots les plus
simples - même la conjonction 'et' - sont relatifs,
à l'exception peut-être
de la copule EST, Asti, point de départ de tout langage comme de toute
pensée
C'est
c'est le centre de l'Être,
au-delà des formes essentiellement transitoires
de sa conscience,
ou même des conditions particulières d'une
donnée en lesquelles s'exprime le jîvatman (l'âme en ses facultés
et non en son essence), que visent les Upanishads.
Mais ici à nouveau il est important de ne pas prendre
pour ce centre les mots et les images qui le visent.
L'étoile polaire
n'est pas le doigt qui la montre,
et l'étoile polaire est au ciel de mon âme avant que mes yeux ne l'aient découverte ou
rencontrée.
Je peux pousser mon introspection plus loin et me demander :
Qui découvre l'étoile ?
Ne ' suis-je' pas moi-même déjà avant
de fixer l'étoile ?
Je suis de toujours,
hors toute qualification
temporelle,, non-né, , immortel comme ce Purusha ( ce soi
cosmique) que je découvre dans le soleil, dans les éléments, dans tout,
je commence par projeter mon expérience de moi jusqu'à cet Éveil
précisément en lequel je découvre que :
« Ce Purusha... je le suis ! » (Isha Up. 16).
Cet Aham, ce Je,
ce Purusha, cet atman, ce Brahman
pourrait-on dire, de tous les archétypes, le plus fondamental.
Il se vit,
Il se délivre sous les symboles, les mythes et les concepts !
Et ce sont les 'Voies' spirituelles diverses...
suivies avec foi qui, sur les plans
affectifs, intellectuels et d'action, purifient
et décantent cette expression qui se cherche
et dont le progrès
est la mesure même de l'atteinte de l'homme à soi.
Sur le plan de l'action,
c'est la projection de Soi
dans le prochain par le service désintéressé qui libère le soi de son rapetissement, de sa limitation à l'ego,
et le
jette hors de ses 'frontières', l'universalise non théoriquement mais
de facto.
Sur le plan affectif,
c'est la projection de Soi
dans , les divinités, par la bhakti, la voie de la dévotion ou
du culte, visant à la transformation du dévot à travers le
feu sacrificiel - ou le feu de l'amour.
Sur le plan intellectuel,
projection et purification de Soi
de l'intellect dans l'upasana, la méditation
ou le silence de l'esprit.
Enfin,
projection de Soi
dans la personne du guru.
Puis un jour, la 'masse critique' ayant été atteinte,
le
guru, les deva, la pensée, le silence, tout disparaît !
l'atome fuse
,se désintègre
- et qui demeure pour dire : je suis désintégré ?
...
Simplement dans l'esprit montent les' chants fous' des Upanishads,
de la dernière section de la Chândogya
« Secouant le mal comme un cheval secoue sa crinière,
secouant le corps telle la lune se libérant de la gueule
de Ràhu
(le démon)
,
ayant une âme perfectionnée,
j'entre dans le monde incréé de Brahman,
j'entre dans le monde de Brahman.
En vérité c'est l'espace qui rend sensible le nom et la
forme
ce en quoi ils sont contenus est Brahman,
est l'immortalité, est l'atman...
J'ai ainsi acquis la gloire,
je suis la gloire des gloires. »
Et les versets de la Taittiriiya
« Je suis celui qui meut l'arbre (du monde).
Je suis un trésor éclatant.
Sage, immortel, indestructible. » (1,10)
« Celui qui est dans l'homme
et celui qui est dans le soleil,
c est le même.
Celui-là est unique.
Celui qui sait ainsi,
il se tient chantant
Oh! prodige, oh ! prodige, oh! prodige.
...
J'ai surmonté tout l'univers
Je possède une clarté d'or. » (3,10)
L'appel universel à la contemplation n'est point l'appel à la Voie de la connaissance,
à la sagesse
mais l'appel de l'homme à cette Expérience qui transcende toute voie,
étant à la fois toutes voies
et aucune voie ! .
L'Éveillé berce le sommeil du dormeur en attendant qu'il s'éveille.
L'état de rêve c'est un état de projection, de création,
mais la création de l'homme n'est jamais qu'une création de
rêve
On ne peut éveiller avant le temps
- (celui du dormeur naturellement) :
En réalité les trois Voies, de connaissance de dévotion,
d'action désintéressée,
sont des Voies de « rêve » ;
mais on peut
y être dirigé, soit par un guru de rêve (aveugle menant un aveugle),
soit par un guru éveillé.
Le vrai guru, celui qui est éveillé, veille
à ce que l'enseignement et l'austérité , ne soient ni «
inadéquats, ni relâchés »,
« Le Soi ne peut être atteint par le faible,
ni par la mollesse, ni par une ascèse imprécise »
Ainsi le vrai guru va préparer
le réveil du dormeur
, son accession à l'expérience fondamentale à l'aide du mythe, de la pensée,
de l'action,
de l'ascèse, du silence, d'un mantra (formule sacrée,
formule incantatoire).
Il mène le disciple à l'allure dont il est capable,
c'est-à-dire toujours
rarement plus vite que celui-ci pense qu'il est capable,
infusant
dans sa méditation, une dimension de profondeur,
un neti, neti, pas ceci, pas cela,
formulé ou non,
qui l'empêchera de se complaire en ses exercices spirituels,
de
chercher simplement une sorte d'amplification de cette ascèse.
En fait c'est vers
un
changement de plan
que le guru l'oriente
inlassablement.
C'est une espèce de
' sens'
qu'il tâche d'infuser au disciple,
un
sens
qui est comme une réflexion à un niveau très bas et
très superficiel encore
de ce
' sens' intérieur
en quoi consiste
la Réalité
, l'expérience fondamentale,
qui peu à peu mortifiera,
désagrégera comme de l'intérieur
le moi
et le libérera de l'oppression et du poids du sommeil.
Et cela le guru le fera au moyen même des voies de connaissance,
de dévotion et d'action, par lesquelles le dormeur s'avance....
Qu'en est-il de ce chemin de contemplation' dans la tradition chrétienne.?
Est-ce quelque chose comme un chemin de 'connaissance' (jnana) très
très purifié, dont il faudrait vivifier le silence et la méditation habituelle à cette voie ?
Serait-ce l'exercice de cet indéfinissable 'don' de sagesse, vivifiant du dedans les dons de science
et d'intelligence, de force et de conseil ?
On pourrait peut-être suggérer ceci : Il s'agit d'un
appel au
dedans,
d'un appel au silence, au recueillement,
un sens d'intériorité et de dépassement,
une disponibilité et une attestation habituelles au murmure de l'Esprit,
un appel au désintéressement tant au temporel qu'au spirituel...
Un appel au-dedans, cela veut dire avoir le sens de la
Présence intérieure à soi et à
tout,
un appel du Mystère intérieur;
Mystère et Présence non encore explicités, cependant déjà
présents
et que l'on s'efforce de découvrir sous des formules soit non dualistes soit dualistes
suivant que l'esprit emploie les unes
ou les autres pour s'exprimer à ce moment même de son évolution.
Mais en même temps il s'agit d'un
dépassement constant
,neti, neti,
de toutes les formules et de toutes les formes mythiques
conceptuelles dont on se sert.
Noli me tangere, « ne me retiens pas », dit Jésus à Marie de Magdala au matin de la
résurrection (Jn. 20,17).
Au cours de son dernier repas avec ses disciples il s'était clairement prononcé
« Il est bon pour vous que je m'en aille. Si je pars je vous enverrai l'Esprit. » (Jn. 16,7)
formule analogue au dicton bouddhique: si tu rencontres le Bouddha tue -le !).
Ce dont il est question ici c'est d'un sens 'd'au-delà ',
et pas seulement dans un ciel conçu comme une projection mythique
de ma vie actuelle...
mais bien d'un sens d'au-delà qui sous-tend toute pensée,
tout silence,
toute austérité
,
toute jouissance,
toute prière,
tout rite,
le refus
de trouver sa satisfaction, sa plénitude en quelque état que ce soit
: explication rationnelle du
Mystère, temps d'oraison, sentiments, etc.
C'est un sens d'intériorité et de dépassement à la fois, qui libère
et conduit au-delà.
Un sens d'intériorité qui n'hypostasie pas la guha, la caverne du
fond du coeur (là où se dévoile la Réalité ultime),
car la pensé
de la guha n'est pas la guha.
En fait la guha
explose elle-même
en son atteinte
: il n'est ni dehors ni dedans de l'atman que la méditation cherche au-dedans,
ni de Brahman qui déborde tout.
De plus ce sens d'intériorité et de dépassement suppose une
disponibilité et une docilité totales à l'Esprit - au guru aussi
ce ' signe' par excellence.
Si on se laisse faire,
si on n'est ni en retard, ni en avance,
si l'on tend sa voile... alors...
Il n'y
d'ailleurs pas de vraie dévotion si le chercheur spirituel n'est
pas déjà mené comme du dedans par l'Esprit.
« Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé »
(Augustin).
Enfin la vie ou la voie de contemplation n'est pas en vue
de quoi que ce soit.
Si paradoxal que cela paraisse, elle exige
un
désintéressement total.
Elle ne recherche ni choses dites d'en
haut, ni choses dites d'en bas.
La prière n'est pas un moyen ... c'est la finale même !
De ces réflexions émerge un problème lancinant et insoluble
sinon par un dépassement de plan : la forme chrétienne de cette
expérience, , de cette expérience fondamentale,
est-elle privilégiée
en dehors du contexte culturel en lequel l'Église s'est développé
Car , l'expérience, se trouve partout. (...)
La décantation du mystère du Purusha, des formes sous
lesquelles la théologie l'a transmise, n'aboutirait-elle pas à
limite à une 'forme' capable d'informer, c'est-à-dire de se manifester en toute matière ?
Ce sont les 'formes', mythes, formulations éthiques, culturelles, conceptuelles, qui divisent les hommes.
Les hommes sont myriades...
mais leur Mystère originel et Ultime est
unique ,
en cette Expérience directe, en cette Expérience, qu'ils s'atteignent
chacun personnellement et qu'ils se retrouvent tous un
l'ultime ADAM - l'Adam-Omega.
L'appel à la contemplation est inscrit dans le
Mystère
même
qu'est l'homme
(Mystère qu'il ne faut confondre avec aucune "forme"
car il est non forme et tout forme à la fois).
Processus d'intériorisation, qui est par le
fait même processus d'universalisation.
Le Christ, Sauveur parce
qu'intériorisateur et universalisateur, menant au Père, la Source
..., et aux hommes, l'océan aux limites indéfinies.
Source et
Océan : ekatvam, advaitam.
Ce Christ est le Christ ressuscité, libéré
de ses limitations spatio-temporelles, culturelles,
oserait-on dire
religieuses ?
Le Purusha du sacrifice
originel duquel tout naît, et qui est le centre le plus intérieur de chaque coeur humain, celui que le guru aide à découvrir
« Celui qui est dans l'homme
et celui qui est dans le soleil,
c'est le même.
Celui-là est
Unique. »
(Tait. Up. 3,10,4)
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Cet méditation est extraite
de Initiation à la Spiritualité des Upanishads paru aux éditions
Présence
que nous remercions vivement içi
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