LE CHEMINEMENT DU MOINE VÉRITABLE...
Tout cheminement spirituel vers le Vrai et le Réel conduit immanquablement vers le monachisme errant ou la vie d'ermite c'est ce que pense la Père qui s'en explique dans ce texte magnifique...
Aussi ce chemin n'est-il pas à la portée de tous ?...
Cette méditation est inspiré d'un texte de " Intériorité et Révélation" paru aux éditions Présence
+
Jésus est l'envoyé du Père.
Jésus est la manifestation du Soi.
Ainsi en est-il
aussi
du véritable moine-ermite errant, du sannyasî dès qu'il a franchi le
« seuil»
et dès qu'il a fait du franchissement de ce seuil l'objet
unique de son désir...
le but exclusif de sa vie.
Pour celui qui une
fois est descendu jusqu'en son tréfonds,
« le temps d'auparavant »
n'est plus;
et le « temps après », comment pourrait-il en être question ?
C'est comme s'il avait pénétré en l'Abîme « aborigène »...
Le
temps a duré pour lui jusqu'au moment du satori, de l'illumination....
Puis il a pénétré dans un autre monde,
il est passé hors du temps,
il a « trépassé » de la mort à la vie, en l'éternel présent.
C'est
LE Mystère
précisément auquel se réfère si souvent saint Jean, rapportant les paroles
énigmatiques de Jésus sur la « vie éternelle ».
La rupture qu'opérerait le passage en l'autre monde par la mort
corporelle
-( si comme l'admet la conception hindoue il pouvait
être distingué du passage en Dieu)-
ne serait qu'une image bien
lointaine de la rupture que réalise ce passage, dans le « fond »,
du
non-être à l'être,
des ténèbres à la lumière,
de l'état de mortalité
à la vie immortelle!
« Fais-moi passer du non-être à l'être
de la ténèbre à la lumière,
de la mort à l'immortalité ».
(Br. Upanishad, 1.3,28)
Si le moine reparaît ensuite dans le monde,(
le retour sur la place du
marché)
c'est à la façon
de quelqu'un qui n'en est plus,
qui n'y est plus.
Les bruits que
perçoivent ses oreilles,
les spectacles que voient ses yeux...
, n'ont
plus le même sens que jadis...
ils ne pénètrent plus en lui au même
centre.
Il passe désormais dans le monde comme une pure manifestation du Soi.
Il n'est plus celui-ci ou celui-là....
Généralement d'ailleurs, il change son nom;
son nom n'est plus un nom personnel,
mais un pur symbole : Kaivalyananda « Béatitude de l'Absolu »,
Parananda « Béatitude du
Suprême »,
Advaïtananda « Béatitude du Non-duel »,
( il en est de même en
catholicisme quand on se réfère à une personne sacrée illustrant une vertu
symbolique , une forme de la manifestation du Tout autre)
Il n'y a pas un éveillé ici et un éveillé là,
redisait souvent Sri Ramana Maharshi.
Ce sont les non-éveillés seuls
qui concluent à la multiplicité des éveillés
. Le moine, quel qu'il soit,
n'est plus
qu'un Signe du dedans....
il n'est plus qu'UN...
« N'est plus », ...
la formule elle-même manque d'exactitude, car avait-il jamais été
quelque chose ?...
De lui on ne peut plus parler qu'au présent
de passé il n'y a pas
eu;
de futur il ne sera point.
Ce qui a « été » fut le lot de quelque
chose ou de quelqu'un qui « n'est plus »
et qui n'a plus de sujet
de référence actuellement existante à qui le rapporter.
Ce renonçant l'avait bien compris qui demandait à un autre moine rencontré
quelque part :
« ce corps en lequel vous êtes, en quel lieu de ce
monde a-t-il pris naissance ? »
Le moine...
signe du Dedans, au milieu d'un monde qui ignore voire qui refuse le Dedans
: Pater iuste, mundus te non cognovit, ego autem te cognovi,
« Père juste, le monde ne t'a pas connu
mais moi je t'ai connu » (Jn. 17,25).
En son guru, le moine a eu la révélation, au moins initiale, du Père, du Soi.
Ego manife-stabo ei meipsum... qui videt me, videt et Patrem,
« Je me manifesterai
à lui... qui me voit, voit mon Père » (Jn. 14,21 et 9).
Il est dans le
monde le signe du dedans...
non pourtant de son « fond » à lui... car
comment le « fond » serait-il multiple ?
Qui pénètre le « fond »
n'y sombre-t-il pas ?
Il n'est qu'une source Unique à laquelle parvient quiconque descendant à l'intérieur de soi perce son « fond ».
Le moine...
signe du Soi, dans le monde du « moi »,
dans le monde , ego-centré,
dans le monde de
maya , le monde de l'illusion
signe du
Réel, de l'Être pur ( sanmatra.)...
Il n'est que cela. ...
Qui l'a compris a compris
le moine et tout son comportement,
sa liberté - sa retraite - son
anxiété d'être seul,
seul...
... à moins qu'avec le Christ, à la façon de
quelques grands éveillés ( jnani),
il n'ait mission de « se » répandre dans le
monde...
mais alors... incapable d'être touché,
incapable d'être affecté,
incapable d'être souillé par quoi que ce soit,
« pas plus que par l'eau ne l'est la feuille de lotus ».
(Bh. Gità, V,10)
D'où son silence...
dont il ne sort qu'à l'appel profond des âmes
vers le Soi,
pour enseigner le Chemin,
pour en témoigner,
lui en
qui a abouti le Chemin,
en qui la voie s'est achevée en vie.
D'où son désintéressement pour toutes les commodités de la, vie corporelle,vêtement, nourriture, logement.
S'il en use, c'est uniquement pour maintenir en bon état de service le corps et le
mental qu'il conserve jusqu'à , la libération finale....
Le moine...
signe du Réel...
s'enfonce en la Présence, dans le
JE (aham-aham)
qui s'appellera prière, oraison,
et qui pourra se manifester le cas échéant par le chant des louanges de Dieu et par
l'oeuvre de bhakti, l'oeuvre de dévotion.
Les scolastiques médiévaux avaient bien compris ce passage
du moine dans l'au-delà, lorsqu'ils traitaient de la consécration foncière réalisée par la profession solennelle,
le moine devenu incapable non seulement juridiquement - à la façon dont on le pense
souvent aujourd'hui en s'en tenant aux « formes » -
mais foncièrement, ontologiquement, incapable de possession, d'oeuvres de chair...
Que cela est profondément vrai aussi du renonçant, du sanyasi indien.
Le sanyasi
est libéré de son moi, de son je , de son ego;
à quoi en lui pourrait
donc désormais se rattacher ?,
se référer une possession quelconque,
de choses ou de personne ?
Dieu possède-t-il donc quelque chose
en particulier ?
Et le moine n'est-il pas passé au plan de Dieu.?...
Qui a pénétré au-dedans n'est plus capable même
des
jouissances du dehors ;
qui a goûté de l'éternel du nitya - n'est
plus capable de savourer ce qui ne l'est pas (de l'a-nitya ), ou
du temps...( Kala)
Certes il
peut parfois éprouver la nostalgie d'un temps passé...
mais comme
quelque chose qui désormais ne serait plus sien -
l'a-t-il jamais
été d'ailleurs en vérité ?
A la façon dont l'adulte laisse son rêve
parfois s'en aller aux joies naïves de son enfance,
aux temps où
son imagination recréait le monde dans ses jeux,
quand il appelait
cheval un bâton,
maison un tas de sable,
et monnaie les galets
de la grève...
le voulût-il, il ne saurait plus y revenir...
il ne saurait
plus y goûter...
telle est la rançon de l'entrée au Réel.
« Pourquoi
m'as-tu fait quitter la terre d'Egypte ?
Pourquoi m'as-tu privé de
ses viandes?» demandait Israël au désert du Sinaï...
Pourtant il avait
l'Horeb, et il avait la manne...
et il avait l'eau du rocher pourtant...
Les délices d'Égypte, l'au-delà de la mer Rouge, les premiers
contacts si délicieux avec l'Hôte du Dedans, alors qu'on ne le
connaissait pas encore,
les joies crues suprêmes alors de l'oraison
et de la célébration liturgique...
Maintenant, elles ne passeraient plus...
l'abîme a trop engouffré le moine -
l'abîme du Soi,
l'abîme du Shunyata, de la vacuité, du vide,
l'abîme de la non substantialité du monde...
mais non pas l'abîme du néant...
Au moine appartient seule l'austère grandeur du Kevala...
de
l'esseulé, de celui qui a atteint la nudité de l'acte d'être...
majesté d'un paysage polaire... du désert d'Arabie... des roches
de Gardafui...
solitude divine de l'ekam eva advitiyam.
du UN seul et sans second
Le moine n'a plus de désirs, plus de volonté ou de désirs ( d'iccha)
;
plus d'attachement
même à qui ou quoi l'a aidé en son chemin...
Qui a passé au « sans
forme » laisse derrière soi la « forme » qui l'y a conduit
« Pour traverser le fleuve, tu construis un radeau;
le fleuve une fois franchi, prendras-tu donc le radeau sur tes épaules ?
Ce
qui te fut une aide serait alors un obstacle à ta marche », enseignait
à ses moines le Bouddha.
Pour allumer la lampe, il a fallu une flamme.
La lampe allumée, qui conserverait entre ses doigts la brindille qui
porta le feu ?
Elle se consumerait tôt et brûlerait les doigts.
Ainsi chantait
le vieux poète de l'Amritanàda Upanishad
« Ayant lu toutes les Écritures,
les ayant toutes étudiées encore et encore,
le Sage les laisse de côté
lorsqu'il a atteint le Brahman suprême,
comme on abandonne une torche
lorsque la lumière arrive. »
Le moine, l'ermite errant, le renonçant, le sannyasî qui pense encore « je suis un sannyasi>>
n'est pas un vrai sannyasi.
Il peut avoir à le dire à ceux avec qui il converse,
afin de leur faire
comprendre qu'il n'est plus des leurs et n'a plus part avec eux aux choses
monde.
Il en est de même de son vêtement...
il est moins là pour lui que pour les autres,
pour indiquer qu'il est à part dans la société,
plus vraiment encore à part de le monde des hommes...
Mais seul avec soi le moine ne saurait plus penser : « Je suis ceci, je suis cela, je
suis un renonçant » -
et à plus forte raison ne saurait-il s'en pavaner
devant Dieu
et lui faire compter ses soi-disant mérites....
A quoi bon avoir renoncé, si ça a été seulement un changement de cadre
?
Si au lieu de la pensée : « je suis un étudiant célibataire
; je suis un chef de famille, un professeur, ceci ou bien cela >> le repliement congénital de l'homme sur soi-même,
l'ahamkara
a seulement pris une forme nouvelle : « je suis un renonçant>>
?
nul renoncement alors en vérité n'a encore été opéré....
L'initiation au sannyasa, à la condition d'ermite n'a été qu'un baptême d'eau,
la prise du kavi ,le vêtement orange
des moines, un mensonge devant Dieu et devant les hommes...
Seul sauvera son âme celui qui la perdra;
seul se retrouvera
celui qui aura renoncé à soi.
Le moine est passé au-delà du Je
il est passé au delà de
mien .
Il a plongé en Celui-là même qui essentiellement dit JE
qui s'est révélé comme Ego sum qui sum,
de Je suis celui qui suis
Yahvé, aham-aham.
Je
Et de ce
Je essentiel auquel s'origine son
je
et de ce SOI essentiel auquel s'origine son soi,
en lequel, descendant en soi, il a sombré,
il ne saurait plus pour lui être de retour,
« Et il n'en revient pas, et il n'en revient pas ».
(Ch. Upanishad, 8,15,1
« le papillon fut le seul qui s'étant avancé
en plein coeur du brasier
ploya les ailes et finit par n'être plus
qu'une seule couleur et une même substance
avec la flamme.
Celui-là seul connut le feu qui s'y brûla
et lui seul pourrait le dire
qui jamais pour le dire
ne reviendra »
.
Plongé au sein du Saccidananda, du Mystère de
l' Être
ce Dieu, la Déité disait Tauler,qui est à la fois « Être, Sagesse et Félicité »,
devenu lui-même être,
sagesse et félicité pures,
le jnani ( l'éveillé) n'est plus désormais dans son
corps comme dans son esprit qu'une pure manifestation du Soi
éternel
- Spiritu Dei agitur, « l'Esprit de Dieu l'anime », pourrait-on commenter avec la formule si saisissante de saint Paul
.
Ses facultés, extérieures comme mentales, ne sont plus que des
instruments directs au service de l'Esprit ,
sans qu'il y ait dès lors de relais, et donc de baisse de potentiel
qui ramènerait à un sujet individuel séparé,
à la conscience superficielle de soi
.
N'est-il pas, dans la Réalité, sat, satyam, Être ,
un unique connaissant,
un unique voulant,
un unique aimant,
un
unique jouissant,
et aussi un unique connu,
un unique voulu,
un
unique aimé,
un unique savouré,
partout et en tout l'Un-sans-second,?
Comment s'étonner donc que le jnani use
du corps en lequel il se manifeste,
et de l'esprit qui lui est joint,
et du monde extérieur avec lequel ce corps le met en contact ?
Un visiteur disait un jour à Sri Ramana Maharshi : « Cela me fait
vraiment rire de voir des gens qui s'imaginent et représentent Dieu
avec un nez et avec une bouche »
« Mais alors, lui répondit le
Sage, comment ne pouffez-vous pas de rire de voir que vous avez
vous-même, nez, bouche, oreilles et le reste ? »
C'est pourquoi le jnani ( l'éveillé) non seulement usera en toute simplicité
du monde extérieur et de ses propres facultés,
mais témoignera
à l'égard des « manifestations » divines et de tout ce qui s'y
rapporte, culte, chants, légendes.... d'une dévotion très intense,
d'une bhakti ( religiosité, dévotion) très tendre.
Cependant, tout aura été transformé,
tout-
sera passé au mode transcendant.
Dans sa montée vers le Suprême
il lui avait fallu se libérer drastiquement de maya, de l'illusion,
de « l'inscience », (avidya).
Ce dépouillement avait été la voie indispensable, avec tout ce
qu'elle comportait d'ascèse corporelle et mentale...
Passé désormais au Suprême,
bien que maintenu de par son karma ( sa destinée) au monde du manifesté,
maya n'est plus pour lui que la shakti (l'énergie divine
manifestée dans la création),
sa shakti toute-puissante,
sa lila, son jeu
créatif merveilleux.
L'Occidental hausse les épaules quand il remarque que l'Inde
représente le Dieu suprême, Parama-Shiva, sous la forme d'un ascète, assis en posture de méditation,
le corps couvert de
cendre
et foudroyant de son oeil médian, l'oeil spirituel, Klima, l'Eros
indien qui vient le tenter....
Est-il donc différent de dire « Shiva
l'ascète » ou « l'ascète est Shiva » ?
Or qui pourrait nier que l'ascète
parfait ne soit passé en Shiva ?
Et de même Vishnu
(dieu protecteur et conservateur de la création) se manifeste en Râma, l'époux, le roi, le
guerrier et aussi en
Krishna.
l'enfant joueur, le bien-aimé des Bergères, le cocher d'Arjuna...
n'est-ce donc pas que l'enfant joueur et le guerrier, le roi et l'amant,
l'époux et le conducteur de char sont tout simplement Vishnu lui-même en sa divine
lila ?
Et c'est pourquoi l'Inde n'a pas jamais jugé inconvenant d'attribuer au Seigneur des
avataras - des incarnations infra-humaines...
et c'est pourquoi aussi la mûrti (l'image) la plus
populaire au pays tamoul est Pilleyar, Ganesh à tête d'éléphant...
Dieu est-il moins dans le vol de l'insecte que dans la contemplation
du saint ?
Dieu n'est-il pas en Soi-même, totalement et indivisiblement, en tout ?,
et partout ?
et en tous ?
La distinction est oeuvre
du seul esprit de l'homme.
L'Inde joue de l'Immanent et du Transcendant,
du Manifesté et du Non-Manifesté,
avec une souplesse
une désinvolture déconcertantes pour l'esprit géométrique
d'Occident.
L'Immanence ne serait-elle donc autre chose que le signe
du Non-Manifesté ?
«Ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc in invisibilium amorem
rapiamur...
Que, tandis que nous connaissons Dieu rendu visible
à nos yeux, nous soyons par lui entraînés à aimer ce qui
demeure invisible » (Préface de Noël).>>
Qui a connu jamais l'âme du sannyàsi, de l'ermite , de l'errant, du
renonçant ?
Qui jamais pénétrera au songe du muni - de celui qui observe un voeu de silence ?
Nul ne le dira jamais.
Le sannyasi saurait-il lui-même s'exprimer ,sans se trahir ?
« N'en revient, qui revient qu'à mi-chemin étant allé »
.
L'Esprit seul sonde les profondeurs de
Dieu
et le
moine est par vocation celui qui est - ou tend - aux profondeurs du Suprême.
Et puis d'ailleurs, que servirait de tenter cette impossible tâche ?
Qui donc en pourrait profiter ?
Le sannyâsi
lui-même ?
...Mais qu'importe l'image à qui possède la chose ?
Toute réflexion sur soi serait une sortie de soi, la ténébreuse «
dispersion » hors du Réel.
Ceux « de ce monde » peut-être en profiteraient-ils ?
L'âme du moine ne saurait être une pâture pour leur vaine curiosité.
Fussent-ils même capables de l'entendre verbalement et conceptuellement, elle leur demeurerait close :
le scalpel a-t-il jamais rencontré la vie ?
Alors ceux qui cherchent,
qui tendent ?
Que désire donc celui qui cherche le chemin du salut ,le «
mumukshutva »
?
savoir ce
qu'il sera ? ...ou bien le devenir ?
A quoi bon s'arrêter à lire des
:descriptions des Iles Fortunées ?
Il suffit de savoir qu'elles sont
-
et d'y aller !....
« Qu'est-ce le Soi ?
Qu'est-ce que Le Fond ?
...Réalise-le !... alors tu
le sauras...
et tu sauras aussi que nul n'aurait jamais pu te le
dire ».
Et lorsque Jean et André demandèrent à Jésus
« Maître, où demeures-tu ? »,
Il leur dit : « Venez et voyez » (Jn. 1,38-39).
Venite et videte.
Om tat sat
C'EST.
Ainsi le moine itinérant ou solitaire, qui un
jour abandonne la demeure familiale et dont nul jamais plus n'a
de nouvelles,
consacré qu'il est irrévocablement à la suprême
Présence
perdu en elle à jamais
s'en va, seul, par monts et
par vaux,
se cachant parfois derrière des murailles de neige qui
le protègent de l'approche des hommes,
à moins qu'il ne se cache
encore plus sûrement peut-être dans son errance perpétuelle,
allant
de village en village,
s'y arrêtant juste le temps de quêter sa poignée
de riz,
insoucieux de tout, de lui-même, des hommes, comme de
l'univers.
Ce sage se contentera-t-il d'être le témoin impassible, qui
assiste à tout, sans se laisser toucher de rien ?
comme la feuille de lotus que l'eau peut recouvrir
mais ne peut jamais mouiller?
Ou bien se laissera-t-il simplement
transporter corps et esprit par le courant des événements? se
contentant de vivre dans son propre intérieur, indifférent à tout,
?
sachant bien que rien de ce qui est transitoire ne peut avoir de
réelle valeur?
Comme certains moines
bouddhistes dont le sourire à peine esquissé semble exprimer leur
compassion lointaine
et leur totale indifférence à tout ce qui se
meut hors du cercle de leur retraite intérieure.
Il
suffit de se rappeler le discours de Jésus sur la montagne :
« Voyez
les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent Qu'allons nous manger boire de quoi allons-nous nous vêtir? Ce
sont là toutes choses dont les païens sont en quête Demain
s'inquiétera de lui-même! » (Mt 6, 26, vv. 31-32, 34).
Même de nos jours, lorsque les chrétiens sont fébrilement engagés dans la construction de la cité terrestre, on peut
se demander, avec un brin de cynisme, si ce n'est pas après tout
surtout en vue des seules ruines qui en resteront un jour qu'ils
collaborent ainsi à cette construction
« ruines nécessaires, et débris
qui serviront de fondement aux structures définitives de la cité de Dieu
La diversité des vocations
peut assurer
de nombreuses formes, c'est le Mystère de la koinônia.
Chaque être est le reflet de Dieu,
mais chaque homme
reflète l'Être de Dieu selon son mode propre, son tempérament
particulier et son appel personnel dans l'Esprit.
Les vocations sont
donc diverses comme les tempéraments sont divers.
En simplifiant
on peut dire que certains tempéraments prédisposent davantage
à la vie solitaire et d'autres à la vie au milieu du monde.
Le monde a besoin
de ces
acosmiques "nécessaires" pour rappeler aux hommes que Dieu est l'Absolu, le Premier
et l'Unique,
qu'IL est, à part et autre que toutes ses manifestations
dans la sphère du créé,
qu'IL doit être cherché pour lui-même
non pas seulement en raison de la gloire qu'IL destine à l'humanité
Il faut, dans l'univers, des-hommes qui témoignent que Dieu est au-delà de tout signe, des témoins de l'Absolu.
Ils sont particulièrement nécessaires dans l'Église pour parer au pragmatisme comme
à la menace constante sous les plus beaux dehors du zèle pastoral et missionnaire.
Il faut des gens qui prennent à la lettre les appels
du Christ à la pauvreté, à l'insouciance du lendemain et à l'indifférence pour tout ce qui n'est pas
l'Unique essentiel.
L'humanité ne peut pleinement se réaliser que si les individus collaborent entre eux, se complétant les uns
les autres avec toute la diversité de leurs vocations et de leurs dons
respectifs.
L'important est que
chacun, à la place où Dieu l'a mis, oeuvre toujours pour le bien
de tous. Suivant le plan inscrit en son génome et qui seul peu le conduire au
bonheur et à la plénitude de son être...et de l'Être
L'égoïsme n'est pas seulement le fait de celui qui se retirerait au désert par paresse ou par lâcheté.
Il n'est pas moindre
chez celui qui a choisi de vivre dans le monde mais s'en sert pour
son profit exclusif.
La vocation de chaque être humain, que ce
soit en tant qu'homme ou en tant que chrétien est un appel à servir,
une diakonia.
Chacun est appelé à servir ses frères.
Et c'est au nom de ses frères que le moine cartusien se retire dans sa cellule
et l'anachorète dans sa grotte.
S'il refuse de collaborer à la
construction de la cité terrestre ou de s'intéresser à ce qui se passe
dans le monde,
c'est au nom de ses frères qu'il y renonce et pour
leur bien.
La plupart des hommes sont trop distraits ou trop
occupés, même légitimement, au-dehors,
ils n'ont ni les loisirs
ni la liberté d'esprit nécessaires pour demeurer consciemment dans
la « grotte du coeur ».
C'est pourquoi l'ermite est appelé en leur
lieu et place à se recueillir dans cette profondeur qui appartient
à tous.
« En eux, pourrait-il dire, moi aussi je suis engagé à la
construction de la cité des hommes puisque, en moi, eux aussi veillent silencieusement en la Présence. »
Tout travail honnête est une forme de service, de diaconie.
Quoi
qu'il possède, quoi qu'il soit, l'homme n'est jamais qu'un gérant,
au nom de Dieu et de ses frères, au service du plan divin sur le
monde, sous la conduite de l'Esprit.
Un vrai jnàni est quelqu'un qui est entièrement ouvert à
l'Esprit et toujours disponible pour recevoir son inspiration.(...)
Pourtant celui
qui refuse d'accomplir sa part dans la construction du monde,
sous le simple prétexte de sauvegarder la solitude nécessaire à la
contemplation, n'a pas encore commencé à comprendre ce qu'est
la véritable jnàni.
Il démontre par là qu'il n'est pas encore éveillé
intérieurement au mystère du Soi et de l'Être.
Le vrai jnànî, en
effet, est celui pour qui il n'existe plus nulle part aucune différence, aucun
dvandva, aucun « couple de choses qui s'opposent ».
Partout
il découvre le Mystère de Dieu, le Mystère du Soi et de
l'Être, l'Âtman-Brahman, qui exclut toute possibilité de différence,
puisqu'en toutes choses il est identique à lui-même
.
Si le disciple est invité d'abord à concentrer son attention à
l'intérieur,
c'est uniquement pour le libérer de son attrait spontané pour
le monde extérieur et tout ce qu'il renferme.
L'expérience du soi,
de l'àtman, n'est complète que lorsque l'homme a reconnu que
cet àtman est à son tour partout
et que, finalement, dedans comme
dehors, solitude et compagnie, silence et entretiens, repos et activité, sont pures conceptions mentales dont il doit se débarrasser pour
se ( et LE) trouver lui-même et être véritablement libre. (...)"
C'est au sein même des occupations les plus banales de la vie quotidienne que certains sages invitent leurs disciples à pratiquer la « quête du Soi ».(...)
Simplement, l'activité pratique du jnâni appelé à vivre au milieu
du monde n'est ni moins courageuse ni moins intelligente que
de ses voisins.
Simplement, ce qu'il fait, il l'accomplit en
en pleine lucidité et application.
Son oeuvre dans le monde créé sera à la fois aussi engagée et aussi dégagée que celle de Dieu.
Totalement donné à son travail et totalement libre et indépendant
par rapport à ce qu'il fait.
Dieu, l'Absolu, se manifeste en tout.
"Tout doit donc être fait avec la perfection qui convient à l'oeuvre divine.
Ainsi, la moniale qui ne mettrait pas dans les plus humbles travaux domestiques le même vouloir de perfection qu'elle met dans la récitation
de l'office au choeur serait encore victime de l'illusion des dvandva ,c'est-à-dire qu'elle aurait virtuellement décidé dans sa vie de temps
et d'occupations où Dieu serait davantage présent et d'autres où il le serait moins. Alors que Dieu est toujours et en toutes circonstances le même en Soi seul;
Dieu ne peut être plus ici et moins là.
Tout cela, ce sont des fabrications de l'esprit de l'homme, ce dont précisément libère
drastiquement l'expérience de l'être et du
soi.
La religieuse enseignante ou hospitalière qui attend avec impatience que la cloche sonne pour pouvoir être à nouveau « avec
Dieu » à la chapelle n'a encore rien compris de sa vocation.
Dieu est totalement présent dans les enfants à instruire ou dans le
malades à soigner - comme Jésus l'a clairement enseigné.(...)"
Pour le sage, il n'y a plus de distinction entre le profane et le sacré
pour lui, toute oeuvre est sainte parce que faite en
Dieu,
tout est saint parce que tout appartient au domaine de l'Esprit.
En tout ce qu'il fait, le jnani entend le neti-neti ( pas
cela, pas cela) des Upanishads,
ainsi que les paroles de Jésus qui affirment qu'une seule chose est
nécessaire et que par-dessus tout c'est le Royaume de Dieu et sa justice qu'il faut chercher.
(...) l'attention aux choses extérieures
ne distraira jamais son regard intérieur fixé sur l'unique Soi.
Nulle oeuvre méritoire nulle étude et nulle réflexion ne sont capables d'atteindre à la seule
expérience qui soit libératrice : l'expérience du Soi.(...)
Ce n'est pas l'activité qui est opposée au salut
mais l'égoïsme et les motifs personnels - l'attachement - avec
lesquels elle est accomplie.
L'acte doit donc être exécuté simplement
pour rien et se conformer à l'Être en soi,
sans chercher
une récompense personnelle en ce monde-ci ou en quelque autre
Ainsi, le jnàni se laisse intimement guider par l'Esprit au monde de l'activité humaine.
Il ne se rétracte pas ni ne refuse
de coopérer, mais entre à plein dans le « jeu » (lilà) du Seigneur
Il ne s'inquiète pas du lendemain qui sera ce que Dieu voudra.
Il est convaincu que ce qui compte vraiment ce n'est pas le plan humain à deux
dimensions ou la construction purement temporelle. »
Son oeuvre
dans le monde créé est
une avec celle qu'opère l'Esprit, parce
que le temporel lui-même a valeur d'éternité aux yeux de Dieu
Celui qui
voit tous les êtres dans le Soi (àtman) et le Soi dans tous les êtres
ne saurait se rétracter de rien ni fuir devant quoi que ce soit.
Il
ne saurait plus, en effet, préférer la « manifestation » de
l'àtman,
de l'unique Soi, en son propre corps et esprit à la manifestation du Soi en quelque autre corps et esprit.
A la lumière du Soi, il
ne peut plus se sentir, ni même se penser lui-même comme séparé
des autres.
Sa conscience de soi en tant qu'individu pensant et
sentant est tout éclairée par son expérience de l'àtman, de Soi en
tant que non particularisé et non conditionné;
quand il aime quelqu'un
c'est réellement le Soi seul qu'il aime - lui-même sans
aucun doute, mais infiniment plus que lui-même"'.
Il aime le
prochain en tant que lui-même.
En vérité il n'est rien dans l'univers créé qui soit en dehors de
Son Amour, parce que l'amour de soi
inhérent à toute personne humaine est devenu en lui amour du
Soi,
l'amour de tous dans l'unique Soi :
cet amour est absolument
pur, toute trace d'égoïsme en a disparu.
Le vrai jnâni, lui (qu'il vive au milieu des hommes ou qu'il soit retiré loin de tout), aime comme nul autre ne sait aimer.
Quiconque rencontra jamais un tel sage en portera témoignage.
Peu importe la philosophie qu'il emploie pour exprimer sa pensée, ses
actions, son regard et son attention à chacun diront toujours beaucoup
plus sur le fond de son coeur que tous les mots qu'il prononcera de ses lèvres.
Le jnàni, en effet, n'est plus que pure transparence à l'Esprit
rien n'arrête plus au niveau de son vouloir l'élan de l'Esprit qui à travers lui se
répand dans tous les coeurs.
Le jnani n'est plus qu'amour comme l'Esprit qu'il reflète.
Il est tout à
tous
et tout à chacun.
Il ne demande ni n'attend rien pour soi,
car tout
ce qui vient à lui est aussitôt remis au Seigneur lui-même qui
habite en sa profondeur...
Amen
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