MYTHE, LOGOS, ESPRIT

 

Une fois n'est pas coutume c'est de manière didactique que le Père Le Saux nous explique le cheminement de la  conscience religieuse qui culmine selon lui dans un "christianisme" revu et corrigé...

Extrait de " Intériorité et Révélation" paru aux éditions Présence que nous remercions

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On doit reconnaître, semble-t-il, trois étapes majeures dans le développement de la conscience religieuse de l'humanité, autrement dit, dans l'émergence et la spécification du 'symbole' selon lequel l'homme se découvre et s'intègre. 
Suivant la nomenclature proposée par
R. Panikkar, on peut les nommer : mythe, logos,
esprit. 

Chaque homme y participe dans sa progression personnelle vers soi et vers Dieu. 
Il en passe les étapes plus ou moins rapidement,
 et même s'il demeure confiné longuement ou indéfiniment dans les stades préliminaires ou intermédiaires, en dépendance du milieu culturel ou religieux où il se trouve 
selon aussi ses propres capacités psychiques 
selon  son choix ou de se laisser porter par son environnement ou bien de le dépasser,
 quel que soit le prix exigé, 
pour suivre son appel intime vers la liberté.

L'étape première du Mythe, surtout en ses origines, est comme une prise de conscience globale et confuse du Mystère. 

L'homme s'y trouve comme perdu, plongé, 
se distinguant mal soi-même de cette totalité humaine, biologique et cosmologique où il est pris.

On peut penser à la conscience encore indistincte de l'enfant au sein maternel,
 ou encore aux premiers jours de son existence séparée quand il commence à découvrir l'univers et soi-même,
 ...à distinguer... et à
se distinguer.

Au sein de cette conscience religieuse globale, se dégagent peu à peu des points de condensation du
Mystère,
 à la fois dans le cosmos et dans ce microcosme qu'est l'individu.

 Ces points brillants sont les
devas (les 'lumineux'), les theoi, les dii, les elohim...
ils sont comme des miroirs où l'homme
se découvre en découvrant le Mystère. 
En se projetant vers eux, l'homme fait l'expérience de Soi.

En reportant sur eux le numineux qui l'effraie au fond de soi, l'homme se
libère de son 'anxiété d'être'; 
en les adorant, il intègre ces forces de fond dont l'expérience directe risquerait de l'anéantir.

Le
Mystère commence ainsi à se définir au moyen des archétypes qui, peu à peu, émergent dans le psychisme.
 ...Cependant... le noeud ombilical n'est pas encore coupé....
 
Les archétypes se recouvrent indéfiniment, se renvoyant inlassablement leurs images mutuelles,
miroirs qu'ils sont les uns aux autres. 

C'est ainsi qu'aux temps védiques chaque deva particulier pouvait, l'occasion le, demandant, devenir objet du culte suprême.
Or 
Sarvam brahma, ayam àtmà brahma : tout est le mystère unique du Brahman, 
le Mystère de Soi et celui de l'Être ne sont qu'Un.

Très tôt
le logos se mit à organiser cette masse mythique,
 réduisant les valences, délimitant le champ des archétypes, les confrontant et les opposant les uns aux autres.
L'homme était alors encore capable de sentir les relations et les convergences profondes au-delà des manifestations périphériques des archétypes,
 telles qu'elles se développaient dans des milieux culturels plus ou moins hétérogènes.
 
Les
theoi grecs et les dii du Latium s'échangeaient...
 de même les
deva aryens et les kadavul dravidiens...

 Mais plus tard... l'enracinement dans le Mystère unique sera de moins en moins perçu.... 

Au nom de l'Absolu conféré à un mythe particulier, on combattra ...
on anathématisera...
 
«pour la gloire de Dieu>> les tenants d'autres formulations d'expérience religieuse.
 
Commenceront alors les temps d'intolérances, de guerres de religions... et des persécutions de tous ordres.

L' absolutisation du Mythe devient encore plus grave quand le mythe peu à peu se transforme
en concept.
 Concepts qui se délimitent...
 prennent des formes de plus en plus précises ...
et deviennent le réceptacle du "Vrai en soi".

 Chaque système religieux devient alors comme une constellation fixée quelque part dans l'espace et se prenant pour le centre de l'univers,
 ignorant que le vide qui l'entoure est parsemé de matière
 et que la loi de gravitation fait de tout un seul univers sans centre décelable ni limites concevables....

Cet âge du logos est pourtant nécessaire à l'intégration du Soi de l'homme autant que l'a été précédemment l'âge du mythe.

Il correspond, sur un autre plan, à l'âge scientifique et technologique dont le rôle historique est de mettre la terre au service de l'homme et de libérer celui-ci pour les tâches supérieures de l'esprit.

 Il est parallèle aussi bien à celui de la socialisation montante, qui met progressivement chaque membre de l'humanité au service direct de ses frères
 et intègre à l'acte de l'homme cette communion universelle dont la conscience humaine, dès les origines, a senti confusément en soi le Mystère.

Mais pas plus que l'enfance n'est le but final de la naissance humaine, le mythe n'est le but final de l'humanité.
 Il doit céder la place au logos, 
tout comme celui-ci devra céder à son tour sa place à l'Esprit. 

Cependant, pas plus que l'enfance ,le mythe ne doit se juger que par rapport à ce qui suivra ou a suivi. 
L'enfant de sept ou onze ans a une perfection d'enfant, au point de vue physiologique comme psychologique, qui vaut par soi et ne saurait se mesurer selon les critères de l'âge adulte.
 
De la même manière, l'âge du mythe comporte sa propre perfection qui ne relève pas simplement du jugement du logos.

Le mythe d'ailleurs se perpétue derrière l'hégémonie du logos...
 et il n'est guère d'idées - si même il en est - qui ne soient sous-tendues par le mythe, au moins par le truchement du langage. 

C'est sous des « symboles » que la foi s'exprime
 et sous des symboles plus encore que le culte se célèbre. 

Et c'est ici peut-être que l'actuel renouveau liturgique se trouve en défaut par son insistance sur le rationnel.
 Il oublie quelque peu que le mythe et le symbolisme liturgique atteignent la psyché de l'homme et en délivrent l'appel religieux plus encore par le sacré et le numineux qu'il porte avec soi dans la totalité de la célébration que par des détails parfaitement compris et assimilés par la raison.

 Pour les paysannes du Tamil-Nadu, au Sud de l'Inde, par exemple, c'est la célébration dans son ensemble qui compte, qui touche, qui atteint le fond de l'âme, 
et non les rites et les formules particulières;
 et l'expérience a montré que, même dans les milieux très évolués, voire techniques, il est
encore bien des régions de l'âme qui ne peuvent se" délivrer" que par une célébration 'numineuse'.

 Vient alors l'âge de l'Esprit....

Toutes les acquisitions du logos sont conservées... mais leurs limitations et leurs oppositions de surface sont
dépassées. 

La totalité et l'unicité du Mystère resplendit sous la pluralité des formes et des symboles. 
Le noeud ombilical est recouvré.

 Chaque concept, chaque mythe, chaque archétype, à la lumière de l'Esprit, dit maintenant de façon uniquement positive la vérité essentielle enfin
intégrée pleinement à la conscience.
 
Il ne s'agit plus ici ni de la masse informe des débuts, ni non plus des analyses et synthèses de l'âge technico-rationnel. 
L'intégration du Soi est réalisée ;
 les origines sont retrouvées,
 mais dans la gloire et la plénitude de leur consommation.
 
Le Christ apparut sur terre en l'âge du logos.
 Lui-même, selon saint Jean, est le Logos, le Logos en toute vérité, comme il est la Lumière véritable et la Vraie Vie.
 Parole vivante de Dieu, il, a révélé à l'homme le logos dernier,
 la raison intime du Mystère de Dieu et de l'homme,
 qui est l'Amour.
 
Par son oeuvre, son exemple et son commandement, il lui a donné de découvrir et de pénétrer ce Mystère... abîme du Père.

 De cet abîme en effet, nul ne peut avoir même le sens
 sinon celui qui, au sein du Père, partage cet abîme
 et celui qui, en l'Esprit, soi-même y renaît,
 
L'Amour seul, qui est l'Esprit de Jésus, 
celui dont il aime le Père et est aimé de Lui,
 celui dont il aime ses frères et est aimé d'eux, 
peut libérer l'homme, dans son élan et sa puissance de don,
 de son soi empirique et égoïste.
 
Seul il peut lui faire intégrer dans une communion vécue avec tous ses frères 
le Mystère de l'indivision originelle et de la naissance Unique pour tous au sein de Dieu.
 
Seulement ... Christ a dit clairement aussi que les mots que prononçait sa bouche étaient incapables à eux seuls de mener au but. 
Seule l'effusion de l'Esprit peut en donner l'intelligence et conduire jusqu'au Père.

L'âge de l'Esprit s'ouvrit à la Pentecôte.
  
La
vraie Église est d'abord la communication de l'Esprit.

 Elle est le milieu en lequel la Parole entendue au-dehors pénètre jusqu'au plus profond des âmes et ouvre le soi à l'expérience du Père,
 le Soi originel et ultime.
 Elle l'est sans doute pour ceux que la Providence a conduits visiblement dans son sein. 
Elle ne l'est pas moins, mystérieusement, pour ceux aussi qui sous d'autres symboles cherchent le règne de Dieu.

 Si elle prêche Jésus dans son incarnation et sa résurrection, ce qu'elle vise avant tout,
c'est la Renaissance de chacun en l'Esprit au fond même de son âme

. Ce n'est pas une notion de Jésus qu'elle cherche à faire assimiler par l'intellect,
 c'est la participation au Mystère de Jésus, 
c'est l'intégration de chacun à la personne de Jésus dont elle poursuit la réalisation au mystère le plus personnel du soi de chacun. 
Et alors si les symboles sont dépassés, qu'importe ?
 
Quand le nom de Jésus a livré son secret...
 seul résonne au fond de l'âme ce 'Tu' ...que l'enfant adresse à son Père, totalement oublieux de soi. 

Il n'a pas moins découvert la Vérité du nom de Jésus celui-là qui, même si jamais de sa vie il ne prononçât ni n'entendit le nom béni, ne sait plus reconnaître son soi à part du Soi de Dieu, et ne prononce de 'Je' que dans la communion totale à ses frères.

Par son expérience rayonnante du Mystère de Jésus beaucoup plus encore que par la prédication de son Nom, l'Église ( à considérer au sens le plus large du terme, c'est à dire tous les êtres en recherche) devrait être dans le monde l'élan qui emporte l'homme jusqu'aux profondeurs de son être en l'abîme du Père. Sous le 'symbole' par excellence qu'est l'événement Jésus, (...) 

Les âges de l'esprit, du logos et du mythe coexistent dans l'histoire culturelle comme religieuse de l'humanité. 
Il y a décalage constant dans les évolutions parallèles des individus et des groupes humains.
 Ce sont précisément ces chocs entre des temps psychiques différents à l'intérieur d'un même temps cosmique qui sont à la base des bouleversements qui affectent le monde.

La pression de l'âge du logos empêche l'épanouissement de l'âge de l'Esprit. 
Mais l'Esprit vaincra. 


La crise présente, par sa remise en question de tout, mythe et logos tout aussi bien, au plan de la pensée comme de l'action et de la conduite humaine, est l'annonce sûre de cette victoire prochaine. 
C'est ainsi qu'un vent violent avait précédé l'effusion de Pentecôte - cet ébranlement des cieux et de la terre qu'avait annoncé le prophète Aggée.


Le rôle du chrétien est alors, au-delà de tout symbole, d'ouvrir au fond de soi, et par là-même au fond de tous, ces sources cachées d'où jailliront les eaux de l'Esprit.

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