Complémentarité...

C'est au mois de septembre 1927  que Niels Bohr présenta pour la première fois à un congrès sa théorie de la complémentarité.
Il s'agissait d'une tentative de résolution de l'antinomie onde-particule... que nous avons déjà longuement évoquée déjà à propos de la mécanique quantique...
Il s'agissait aussi d'essayer de faire  tenir ensemble cette fameuse dualité...

Il suggéra alors qu'il convenait de ne pas tenter de résorber ces antagonismes mais de bien comprendre le caractère complémentaire que présentent les différentes descriptions...
Pour lui la clarté ne vient pas d'une simplification , d'une réduction à un modèle unique... mais bien d'une prise en compte de descriptions antagonistes...
et apparemment contradictoires...
Ainsi c'est seulement en considérant les modes contradictoires que l'on peut comprendre le phénomène en profondeur:

" en jouant des 2 images, en passant de l'une à l'autre, en revenant à la première nous obtenons finalement l'impression juste sur l'étrange sorte de réalité qui se cache derrière nos expériences atomiques" ( Heisenberg)


Bohr et Heisenberg utilisent à plusieurs reprise le principe de complémentarité pour interpréter la théorie quantique...et selon eux pour connaître une particule nous devons considérer les deux éléments de son état..
ils précisent que la définition des grandeurs physiques est directement conditionné par la procédure de mesure utilisée... nous l'avons déjà vu..

C'est une façon paradoxale de "voir" le réel... surtout que l'on ne peut mesurer l'un des effets sans altérer l'autre... quand l'une des images s'actualise...l'autre se virtualise ou se potentialise...
la particule est ainsi une chose qui combine les 2 images...sans être l'une d'entre elles

" Il n'est point de lumière s'il n'est point de ténèbres
Point de force s'il n'est point de faiblesse
Point d'initiative s'il n'est de réceptivité
Point de masculin s'il n'est de féminin...

Ayant et n'ayant pas naissent l'in de l'autre
Compact et subtil se forment l'un sur l'autre
Long et court se mesurent l'un à l'autre
Haut et bas se tournent l'un vers l'autre"

( Laozi)

En 1927 Bohr précise: 

" en d'autres domaines de la connaissance nous rencontrons des situations rappelant ce que nous connaissons en physique quantique...
Ainsi l'intégrité des organismes vivants et les caractéristiques de la conscience des individus autant que celle des cultures humaines présentent des traits d'un tout, qui impliquent pour en rendre compte un mode de description complémentaire"

Bohr se réfère souvent à Möller un psychologue-philosophe qui écrit à propos d'un étudiant cherchant en vain un emploi :

" Mes spéculations sans fin m'interdisent d'arriver à quoi que ce soit. Qui plus est j'en viens à penser à ma propre pensée de la situation où je me trouve. Et même je pense que j'y pense et je me scinde en une suite infiniment régressive de "moi" qui se scrutent les uns les autres. Je ne sais sur quel moi me fixer, comme étant le moi effectif et de fait au moment même de m'arrêter à l'un d'eux il est encore un autre moi qui s'y arrête. Je m'y perds, et j'en ai le vertige, comme à plonger du regard dans un abîme insondable et je retire de mes méditations une migraine abominable..."

l'étudiant ajoute :

 " l'esprit ne peut aller de l'avant qu'il ne suive une certaine direction; mais avant même de la suivre il faut bien qu'il l'ait déjà pensée...donc on a déjà pensé toute pensée avant de l'avoir pensée...
Si bien que chaque pensée qui semble l'affaire d'un instant suppose déjà une éternité...il y a de quoi me rendre fou...comment donc aucune pensée pourrait-elle naître puisqu'elle a du exister avant d'être engendrée..."


"
L'intuition de l'impossibilité de penser comporte elle même une impossibilité dont la reconnaissance implique à son tour une contradiction qui se dérobe à l'explication..." ( Bohr)

Bohr voyait là un parallélisme avec la pensée quantique..
.l'étudiant pris de vertige quand il entreprend de penser à ses propres pensées puisque le fait de penser une pensée distincte et celui de penser à la pensée sont complémentaires elles aussi...et s'excluent réciproquement à un même instant...

Bohr se réfère également aux travaux  de James ( psychologue) qui définit lui aussi un concept de complémentarité:

" ...chez certaines personnes la conscience globlale susceptible d'exister peut éventuellement se scinder en parties qui coexistent tout en restant dans l'ignorance mutuelles les unes par rapport aux autres...et se répartissent entre elles les objets de connaissance.
Accorder un objet à l'une des consciences c'est par là même le soustraire à l'autre ou aux autres. Si l'on excepte un certain fond commun comme la capacité d'user du langage etc...ce dont le moi supérieur a connaissance le moi intérieur reste ignorant et vice versa"

Quoiqu'il en soit pour Bohr le principe de complémentarité allait bien au delà de la physique.. .aspect d'une conception générale qui s'actualise dans l'oeuvre d'un physicien...
pour lui une vérité profonde se reconnaît au fait que son contraire constitue encore une vérité profonde ...et pour lui " seule la plénitude mène à la clarté... et dans l'abîme se trouve la vérité"

Oppenheimer généralisera:

" La compréhension de la complémentarité de la vie consciente et de son interprétation physique me parait un élément permanent de l'intelligence humaine et l'expression exacte des vieilles conceptions connues sous le nom de parallélisme psychophysique...
Car la vie consciente et ses relations avec la description du monde physique offrent encore bien d'autres exemples
relation entre les faces intellectives et affectives de nos vies...entre la connaissance ou l'analyse et l'émotion ou le sentiment...
relation entre l'esthétique et l'héroïque...entre le sentiment et l'obligation morale qui précède et définit l'action...
relation entre classique entre l'auto-analyse, la détermination de ses mobiles et de ses fins personnels et ce libre arbitre cette liberté de décision et d'action qui lui sont complémentaires...

Être affecté par la crainte ou la gaieté, être ému par la beauté, prendre un engagement ou une détermination, comprendre quelque vérité autant de modes complémentaires de l'esprit humain...
Tous sont partie intégrante de la vie spirituelle de l'homme...
aucun ne peut remplacer les autres... et lorsque l'on fait appel à l'un les autres sont en sommeil...

La fécondité et la diversité de la physique, celles plus considérables de l'ensemble des sciences de la nature, la richesse plus familière mais encore étrange et infiniment plus grande de la vie de l'esprit humain, accrues par des moyens complémentaires, non immédiatement compatibles et irréductibles l'un à l'autre sont plus qu' harmonieuses,
elles sont éléments de la peine de l'homme et de sa splendeur, de sa débilité et de sa puissance, de sa mort, de son existence éphémère et de ses immortels exploits..."

 

Le philosophe et scientifique Lupasco va plus loin...
pour lui le problème vient que l'homme reste marqué par la la logique classique marquée par la notion d'objet et par le principe de non contradiction...

Or cette logique binaire n'arrive pas à rendre compte de l'infinie diversité du Réel...
pour lui l'antagonisme est à la base de tout...
et l'univers est par nature contradictoire...
Pour lui le comportement quantique est fondamental... car au fond des choses dans la mesure où il est la loi des phénomènes microscopiques à la base de l'Univers...

Il refuse la logique classique du oui ou du non, pour lui seule une logique du tiers inclus peut rendre compte de la réalité
Actualisation- Potentialisation- état t ...
l'actualisation est ce que l'on mesure...
la potentialisation ce qui existe... et qui n'est pas pris en compte
t   l'équilibre entre les deux... l'état auquel on doit arriver

Nicolescu ( physicien)  introduit dans le schéma précédent la notion de niveau de Réalité ... qu'il ne faut pas confondre avec le niveau de représentation des choses ou d'organisation.
le niveau de réalité correspond à des systèmes qui restent invariants sous l'action d'une loi: exemples l'échelle des particules, l'échelle de l'homme  ou encore l'échelle des planètes
ainsi ce qui est contradictoire à un niveau 1 ( onde-corpuscule, séparabilité-non-séparabilité) peut être unifié au niveau 2 avec l'état t ( comme le montre le triangle ci dessous...
unification par le haut en quelque sorte...)

A= actualisation   P= potentialisation  t= état t

 

Il s'agit d'une vue dans l'espace de ce que dit  Lupasco... un nouvel angle de vision un peu comme quelqu'un qui n'appréhendant que 2 dimensions verrai un insecte se déplaçer sur une sphère comme un mouvement discontinu de haut en bas...

Thierry Magnin  (philosophe et physicien) rapproche cette idée de celle développée par Aristote sous le nom d'hylémorphisme...
Ce principe désigne le rapport qui existe cérébralement entre l'idée d'un objet et sa réalisation concrète:, 
par exemple : la fabrication d'un lit implique l'idée de ce lit en même temps que l'assemblage: Matière et forme sont liées
également dans le cas d'un artiste sculpteur tout éclat involontaire de la matière l'oblige  à repenser l' idée  originale...les deux oeuvrant de pair dans son esprit...

Ainsi pour lui l'évolution des êtres vivants peut s'expliquer par la complémentarité déterminé-indéterminé qui opère comme pour la fabrication d'une icône où l'artiste ne sait pas ce qui va sortir en définitive du pinceau...
par l'action combinée ordre -désordre le vivant évolue à la fois de manière indéterminée ( environnement) et déterminée ( par le code génétique)
la complémentarité rend compte de la création...

Ainsi la confrontation avec la contradiction ne doit pas être signe d'erreur ou de trouble mais gage de description plus avancée vers le Réel...et garant d'une émergence  de la pensée.

Le chrétien a l'habitude de ce genre de raisonnement...
par exemple quand il aborde le problème du Christ vrai homme et vrai Dieu
ou celui de la Trinité...
ou même l'idée de s'abandonner à Dieu pour devenir soi...

Là encore le triangle vient à son secours...
pour aller au delà de la contradiction... il ouvre le Mystère pour une meilleure appréhension... au delà des schèmes habituels de la pensée...

Car la clé du mystère se situe au coeur même du paradoxe...il ne s'agit point de choisir un des 2 pôles ou une synthèse gommant le Mystère...mais l'unité des contradictoires pour découvrir quelque chose du secret de Jésus, du visage de Dieu tout en sachant que nous n'aurons jamais fini de Le découvrir...

invitation à une dynamique de perpétuelle recherche...
d'un dieu qui se livre de plus en plus désarmé... se dévoilant ainsi de plus en plus comme Dieu voilé et incompréhensible...
d'une toute autre logique... 

" C'est dans la tension qui va jusqu'à la contradiction entre la grandeur du Dieu libre et l'abaissement du Dieu aimant que s'ouvre le coeur de la divinité elle même...Et ici s'accomplit ce que Dieu lui même avait commencé en Israël: à s'exprimer de plus en plus profondément et à se livrer de plus en plus désarmé dans sa propre Parole proférée dans l'histoire et dans les coeurs de son peuple, mais précisément à se dévoiler ainsi de plus en plus comme le Dieu voilé et incompréhensible.
Mais l'incarnation du verbe cela veut dire avant toute considération particulière, visibilité suprême dans l'obscurité la plus profonde. Visibilité parce que ici Dieu s'explicite devant l'homme rien moins que par l'homme lui même, non par un simple enseignement verbal, mais par l'être propre et la vie de l'homme; ce que celui-ci a de plus intime devient pour lui parole et enseignement de Dieu... il ne crie pas, n'élève pas le ton, il ne fait pas entendre sa voix dans les rues...ce qui est sans apparence doit être l'apparition de ce qui est plus apparent" (
Urs von Balthasar)

le péché sera pour l'homme de se couper de cette complémentarité...
l'homme se prenant pour Dieu ou chosifiant Dieu...
défiguration à la fois de Dieu et de l'homme
le couple altérité- unité est rompu...
et par là même la gratuité de l'Amour...

Faire la volonté de Dieu correspondra à l'acte libre et unique comme réponse à l'Amour..
.non pas en faisant un chemin prédéterminé... mais en inventant pour chacun un chemin où se tiennent ensemble indéterminé et déterminé... le milieu de vie .et l'amour de Dieu...
un chemin ouvert sur l'imprévisible et la création...
restant dans l'ouvert...

De même devenir soi est s'abandonner à Dieu...et accepter cette contradiction par la transcendance...
plus je suis lié et dépendant de l'amour... et plus je reconnais l'autre différent et uni à moi... plus je deviens moi... et me révèle à moi même...
l'amour accueilli est le moteur de cette libération passage du 1er au 2e niveau...émergeance...
se donner à une Présence rencontrée au plus intime de soi... et d'autrui..
.amour toujours offert et jamais s'imposant...
l'homme la reçoit et la laisse prendre place en lui... pour devenir lui

" mon Père je m'abandonne à toi. Fais de moi ce qu'il te plaira. Quoique tu fasses de moi je te remercie. je suis prêt à tout, j'accepte tout Pourvu que ta volonté se fasse moi en toutes tes créatures, je ne désire rien d'autre mon Dieu ( Foucault)

Cet élan d'abandon permet d'atteindre à la fois l'homme et Dieu dans une inséparable communion de vie
là jaillit en l'homme l'énergie divine d'aimer, chemin du devenir Soi
l'homme s'est décentré de lui et reçoit Dieu comme libérateur...
seul chemin vers lui même...et seul chemin vers l'humanisation...

Sortir de soi pour devenir soi... en se recevant d'un autre... du  Tout Autre plus intime à soi même que soi même...
chemin d'aventure spirituelle...

suite