(...)La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé
depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi
lentement,
mais sans relâche et dans un sens purement destructif.
Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également
imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais
peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord.
Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe.
Et puis l'île s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans âme
qui
vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la
nuit.
Leurs voix s'étaienttues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement
à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination
le processus de déshumanisation
dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui - et comme au-dessus de lui -
un fragile
et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes,
préoccupations,
rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les
attouchements
perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence
s'étiole et se
désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce
que je lui
devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais
ce que
je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur
de mon
angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent
elles mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur
introduit des
personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût
de
l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage
encore, ils
constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de
l'observateur d'indispensables virtualités.
A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité.
Et ce
dépouillement ne s'est pas fait en un jour.
Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs
possibles - des
paramètres - au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de
tel
arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et
d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait
tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette
fonction - comme de bien d'autres - qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi.
Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à
elle même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis
pas
actuellement règne une nuit insondable. Je constate d'ailleurs en écrivant ces
lignes que
l'expérience qu'elles tentent de restituer non seulement est sans précédent,
mais
contrarie dans leur essence même les mots que j'emploie. Le langage relève en
effet d'une
façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de
phares créant
autour d'eux un îlot lumineux à l'intérieur duquel tout est - sinon connu - du
moins
connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie,
leur lumière
est encore longtemps parvenue jusqu'à moi. Maintenant, c'en est fait, les
ténèbres
m'environnent.
Et ma solitude n'attaque pas que l'intelligibilité des choses. Elle mine
jusqu'au
fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes
sur la
véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle
mes deux
pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi
la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve
éveillé, le
fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est
notre
frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux,
quelqu'un!
P.-s. - Hier, en traversant le petit bois qui précède les prairies de la côte
sud-est,
j'ai été frappé en plein visage par une odeur qui m'a ramené brutalement -
presque
douloureusement - à la maison, dans le vestibule où mon père accueillait ses
clients,
mais le lundi matin, jour précisément où il ne recevait pas et où ma mère aidée
de notre
voisine en profitait pour astiquer le plancher. L'évocation était si puissante
et si
incongrue que j'ai douté une fois de plus -de ma raison. J'ai lutté un moment
contre
l'invasion d'un souvenir d'une impérieuse douceur, puis je me suis laissé couler
dans mon
passé, ce musée désert, ce mort vernissé comme un sarcophage qui m'appelle avec
tant de
séduisante tendresse. Enfin l'illusion a desserré son étreinte. En divaguant
dans le
bois, j'ai découvert quelques pieds de térébinthes, arbustes conifères dont
l'écorce
éclatée par la chaleur transsudait une résine ambrée dont l'odeur puissante
contenait
tous les lundis matin de mon enfance. (...)
i
Nico plongé dans la lecture de Robinson...